Comment bâcler une intégrale (mais faire plaisir avec des goodies)

Je suis bien embêtée pour parler de Zothique, parce que j'ai besoin de faire la part entre le travail de l'écrivain, et le travail éditorial, le second n'étant à mon avis pas vraiment à la mesure du premier. Or, il aurait été préférable que j'aie lu la totalité de l'intégrale Clark Ashton Smith pour avoir une vision d'ensemble ; seulement voilà, ça va prendre du temps pour que j'aie accès aux deux autres volumes. Je rectifierai donc au besoin dans les deux autres critiques mes propos d'aujourd'hui. En tout cas, l'idée de publier Smith en français aujourd'hui dans son intégralité était une bonne idée de départ.


Zothique, comme il est mentionné dans la quatrième de couverture, est un univers de fin du monde, hanté par les revenants, pourri par par les sciences occultes, un univers d'horreur, de décadence, de dégénérescence. Dernier des continents, il abrite une humanité à son déclin, et Clark Ashton Smith s'y entend très bien pour le décrire : on y sent véritablement le désert, les couleurs chaudes, où dominent les teintes innombrables de rouge, la désolation des paysages avec ses multiples ruines ou ses cités opulentes mais moribondes ; et en parallèle la cruauté, la soif de pouvoir pourtant inutile, l'ennui insondable, le désarroi et, souvent - très souvent - le désespoir des personnages font systématiquement écho à cet environnement fait de pourriture. Donc si Clark Aston Smith sait faire quelque chose, c'est bien de créer un univers dont le lecteur peut totalement s'imprégner.


Néanmoins, je trouve les histoires moins enivrantes que leur contexte. J'ai rapidement ressenti l'impression de relire un chouïa la même chose, disons des toutes petites variations sur un même thème, du moins surtout dans la première partie du volume. du coup, j'ai pris mon temps, j'ai lu une ou deux nouvelles un jour, puis une autre trois ou quatre jours plus tard, pour éviter le sentiment de saturation. Je pense que les conditions dans lesquelles écrivait Clark Ashton Smith y sont pour une bonne part : il vendait ses nouvelles une à une à des pulps tels que Weird Tales, les éditeurs et les lecteurs voulaient toujours un peu la même chose, et il fallait bien vivre. Il est beaucoup, beaucoup, mais vraiment beaucoup question de nécromancie dans ces nouvelles, au point que lorsque je m'éclipsais pour aller en lire une ou deux, je disais à mon copain : "Je vais lire des histoires de nécromancie" ; il savait tout de suite de quoi je parlais. de même, pas mal de nouvelles sont construites selon une même trame, avec une intrigue basé sur des ignominies commises par des personnages cruels, souvent aux dépens des quelques humains qui restent encore sains d'esprit à Zothique (on se demande pourquoi ceux-ci ne se suicident pas direct, vu le monde dans lequel ils vivent), puis avec une fin pour le moins ironique.


Pourtant, le style de Clark Ashton Smith n'est pas déplaisant, basé sur un vocabulaire recherché (il est vraisemblable que son goût pour le symbolisme l'y ait poussé), parfois tombé en désuétude, renvoyant ainsi à des périodes révolues - ainsi des mots faisant référence à la Grèce antique, entre autres -, mais ne sombrant pas pour autant dans une manière ampoulée. Et ce qu'on remarque finalement, sous des dehors uniformes, c'est la capacité de cet auteur à à manier, non seulement l'ironie - j'ai dit qu'elle était toujours, ou quasiment, présente -, mais l'humour tout court, comme dans Le Voyage du roi Euvoran (nouvelle qui, il est vrai, diffère du reste du corpus de Zothique), et surtout sa capacité à user de ses influences pour leur donner une nouvelle vie. Morthylla est un très bel exemple, qui fait débuter l'histoire à la façon décadente de Huysmans dans À rebours (le personnage principal est une espèce de Des Esseintes exotique), pour la transformer en une parodie très réussie de la nouvelle Arria Marcella de Théophile Gauthier. Autre exemple : dans Le Jardin d'Adompha, on croirait que les fantasmagories d'Odilon Redon prennent vie sous la plume de Smith.


Cela dit, j'aurais nettement préféré que, pour une édition intégrale, les textes de Clark Ashton Smith soient publiés dans l'ordre chronologique d'écriture, et non selon des thématiques, quand bien même ces thématiques semblent logiques puisque d'ordre géographique. Je pense que j'aurais évité l'effet saturation, dont d'autres lecteurs ont bien plus souffert que moi, si les textes des trois volumes avaient été publiés dans l'ordre de composition, mélangeant les univers mais reflétant davantage le travail de l'auteur ; d'autant qu'on aurait pu croire qu'on a aujourd'hui assez pointé du doigt le côté néfaste des regroupements de textes par "univers" concernant l'oeuvre de Lovecraft pour ne pas refaire les mêmes erreurs avec Clark Ashton Smith. Eh ben non. S'ajoute à cela un manque complet d'informations sur les textes : les titres originaux des nouvelles ne sont même pas mentionnés, on ne connaît ni les dates d'écriture, ni les dates des différentes publications. Ce qui serait un minium pour une intégrale, et ce qu'avait très bien fait le Bélial' pour La Ménagerie de papier. Ajoutons enfin que dans l'édition de poche, la carte de Zothique est parfaitement illisible ; or la carte de Terremer dans l'intégrale d'Ursula le Guin récemment publiée dans le Livre de poche se lit très bien : comme quoi il est possible aussi de faire du bon travail de ce côté-là. Je suggère à la maison d'édition Mnémos, dont je n'apprécie déjà pas le recours au financement participatif (détourné de son but, puisqu'au départ destiné à des petits projets pour des associations et des particuliers qui en ont bien davantage besoin qu'une maison d'édition installée, fut-elle de petite taille), de s'attarder davantage sur son travail purement éditorial, avant de se préoccuper de goodies en tous genres qui, de toute façon, ne profitent qu'à une toute petite portion de lecteurs, c'est-à-dire ceux qui ont financé le projet à la place de la maison d'édition.


Malheureusement, Mnémos est loin d'être la seule maison d'édition à bâcler une partie de son travail éditorial...

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le 26 déc. 2019

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