Aguirre, c'est l'histoire de mon film et de mon album préférés. Tous deux ne sont probablement pas parfaits, mais je me suis si parfaitement attaché à eux que je les aime jusque dans leurs défauts et leurs maladresses.
La première fois que j'ai vu le film, il me laissa un sentiment très fort mais confus, et je sus que le rendez-vous était pris. La deuxième fois, je compris définitivement qu'il occuperait toujours une place centrale dans ma dvdthèque. C'est alors que je commençai à me documenter sur ce film, pour mieux l'appréhender (et apprécier davantage les moments où, comme je vais tâcher de le dire, les explications ne suffisent plus). Le documentaire Ennemis Intimes me conforta dans l'idée qu'Aguirre c'est un moment. Cette clé de lecture n'est ni originale ni risquée, mais elle fonctionne pour le film et pour moi. C'est pour moi déjà un moment particulier de l'histoire du cinéma allemand très probablement, un moment de l'histoire du cinéma et de ses coulisses sans doute (ou quand un tournage dans des conditions épouvantables alimente les fantasmes et nourrit la mythologie autour du film), un moment dans la longue et tumultueuse histoire d'Herzog et de Kinski de l'aveu même de ces deux fous, quelque part entre haine et amitié, qui dépasse le cadre du cinéma et raconte quelque chose des hommes qui le font.
Et puis il y a cette ouverture. Elle est pour moi un des plus beaux exemples de ce qu'est un moment photographique. Quiconque s'est déjà essayé à la photographie a déjà connu ce moment où l'attente d'une lumière, d'un geste, d'une vision est enfin récompensée par l'impensable. Inconsciemment, avant même d'avoir vu Ennemis Intimes, j'avais vu dans cette descente inaugurale, ce tableau insensé des hommes ridiculement petits, pris entre les hauteurs du Machu Picchu (qui reste à jamais ignoré par la caméra) et le brouillard causé par les vapeurs de la jungle moite, quelque chose de beau, dans le sens le plus élevé du terme. Et quand Herzog nous explique que cette scène est le fruit de circonstances météorologiques exceptionnelles, on se plait à penser, comme lui, que ce moment fut provoqué.
Comme si la beauté de ce tableau ne suffisait pas, Popol Vuh composa pour cette scène cet incroyable thème. Mon morceau préféré. Est-ce que, à la manière du film, il représente un moment dans l'histoire de la musique ? je ne sais pas. Je me plais à le penser en tout cas. Un moment dans mon parcours musical ? aucun doute là-dessus. Quand j'ai découvert le film pour la première fois, je venais de tomber dans la marmite du rock progressif, et je me laissais parcourir avec émoi des premiers frissons au contact de l'école allemande, le krautrock, au contact de cet incroyable melting pot de nappes de synthés, de riffs de guitares et d'expérimentations sonores en tout genre. Quelques années plus tard, en explorant le large spectre des musiques électroniques, je retrouvais dans Popol Vuh l'annonce d'une nouvelle musique à venir. Comment ne pas penser à Kraftwerk à l'écoute de ces chœurs, devenus une des marques de fabrique du célèbre groupe allemand, dans des titres comme Radioaktivität ou Europa Endloss ? Est-ce qu'Aguirre enfin représente un moment musical en adéquation avec le film ? Au-delà de l'analyse, où il me semble que les chœurs sont justement la traduction la plus adéquate qui soit sur le plan sonore des hauteurs du Machu Picchu, et où les nappes de synthé cuivrées se font efficacement dans mon esprit l'écho de la jungle, de la descente vers l'El Dorado, de la progression des hommes dans la boue et à travers la végétation hostile, du parcours sinueux du fleuve et de ses rapides, au-delà de cette appréciation très intellectuelle, le morceau ne me paraît jamais plus beau que quand je considère Aguirre comme un tout et surtout comme une partie de la scène qui se déroule devant moi.