Envoûtante au possible, "Just one kiss", la face B de "Let's go to bed", possède une ambiance totalement unique. Son climat étrange et particulier, si lourd et léger à la fois, en fait certainement l'une des chansons les plus solennelles jamais écrites par Smith. Un bijou qui, en 1983, alors que le leader de The Cure est persuadé de verser dans une pop "japoniaise", prouve que celui-ci a encore beaucoup de talent à revendre, sans pour autant perdre son originalité artistique.
Dès les premières secondes, "Just one kiss", morceau romanesque par excellence, parvient à plonger celui qui s'y intéresse dans une sorte de torpeur abyssale avec une rare efficacité. Des sons se font entendre, des images apparaissent, un univers, un décor commencent à se mettre en place, comme au début d'un rêve. L'auditeur se retrouve englobé à l'intérieur, sous la surface d'un océan à l'allure de ciel délavé, traversé par d'inhabituels reflets argentés. Il flotte et coule à la fois, son corps ballotté par l'eau, tandis que des poulpes expulsent au-dessus de lui un liquide sombre, qui, mêlé à l'eau, se dilue comme une encre de chine en tâches violacées.
Une basse aquatique et une batterie étouffée précèdent les premiers mots prononcés par une voix lointaine : "Remember the time that you rained all night / The queen of Siam in my arms"... . Avec ce début de phrase proche d'un "once upon a time", on s'aperçoit que Smith nous raconte une histoire, qu'on imaginerait volontiers inspirée d'une légende orientale connue depuis des temps immémoriaux en Asie Ancienne. Il fait d'ailleurs allusion à une mystérieuse "reine de Siam" (ancien nom de la Thaïlande). Cette reine a-t-elle vraiment existé, ou n'est-ce qu'une image utilisée pour façonner un peu plus les contours de cet univers asiatique ? Quoi qu'il en soit, le personnage principal n'est plus seul a présent. Il tient cette jeune femme dans ses bras, et tous deux se noient imperceptiblement dans une danse sous-marine, un ballet macabre qui les entraîne par le fond.
Face à cette situation vécue par les deux amants, une question se pose : comment en sont-ils arrivés là ? Le texte apporte suffisamment d'éléments de réponse : "the islands sank"... "The trees fell down"... "The wood crashing through the wall"... "The sky went black"... "The raging sea"... . Pas besoin d'en savoir plus pour comprendre que les éléments se sont déchaînés avec une puissance extraordinaire, balayant tout sur leur passage. Un violent orage ? Une tornade ? Un ouragan ? Un séisme ? Sans doute même un tsunami ravageur, qui a causé un véritable cataclysme. Le genre de manifestations naturelles qui ne se produisent qu'une fois tous les dix ans, auxquelles on a très peu de chances de réchapper, et dont on se demande sans oser l'avouer si elles n'auraient pas été déclenchées par une force supérieure, un dieu qu'on aurait mis en colère. Un dieu furieux certes, mais pourquoi ? Peut-être ces deux-là n'avaient-ils pas le droit de s'aimer... Le titre du morceau nous revient alors en mémoire, en même temps que ce refrain habité de chants de sirènes : "Somebody died for this / Somebody died for just one kiss"... Cette "reine de Siam" aurait-elle commis une faute en embrassant cet homme ? Peut-être un paysan, un valet, indigne de son rang ? Aurait-elle brisé quelque sceau magique, celui de son destin, les entraînant tous les deux dans sa chute ? On les imagine sans peine poursuivis par la garde royale, lancés dans une fuite en avant irraisonnée à travers les rizières, les vastes plaines, les montagnes escarpées recouvertes de forêts. Elle lui donne un baiser fiévreux et furtif, mais c'est comme s'il avait du poison sur la bouche... Le temps change soudainement ; le ciel s'assombrit. Bientôt, une pluie diluvienne s'abat sur eux comme un coup de tonnerre. Le ciel déverse des trombes d'eau ininterrompues. L'apocalypse commence... Et la voix de Smith nous amènent à la fin de l'histoire, ou l'on comprend que ce "somebody" désigne en fait pudiquement la jeune fille rebelle, morte pour un baiser volé... .