Ce matin dans le métro j'écoute Sinnerman à m'en rendre sourde. Je joue avec le feu, car un tel morceau a le pouvoir de me plonger en transe ou hypnose indésirée. Mes doigts battent les pulsations sur la barre de fer pleine de microbes. Et je me demande comment un être humain normalement constitué pourrait rester de marbre à l'écoute de Sinnerman, comment ne pas avoir envie de joindre nos mains aux applaudissements qui rythment cette mélodie.
Si nous remontons le long de cette rivière épique qu'est Sinnerman, on y trouvera les esclaves noirs qui de leurs mains abîmées l'ont façonnée, chantée. Des groupes et musiciens qui ont repris cette longue prière, comme Les Baxter dans les années 50 avec une version rock, fade. Puis la jeune Eunice Kathleen Waymon, qui accompagnera les prières de ses doigts (déjà) magiques au piano. Ces gospels la marqueront, et voilà qu'en 1965, Eunice devenue Nina Simone accouche d'un Sinnerman stupéfiant.
C'est une prouesse musicale. Nina Simone nous combine un syncrétisme de toute l'histoire musicale afro-américaine. D'emblée, le piano instaure une tension, les percussions jazzy érigent progressivement un rythme endiablé, puis la voix de la grande prêtresse Nina qui entame l'histoire de ce sinner man désespéré implorant le Tout Puissant. Les chœurs façon gospel répondent "power, power". Le piano et la voix cessent, une guitare aux sonorités blues apparaît et quelques applaudissements en rythme font bientôt taire les percussions. Ces applaudissements qui renvoient instantanément aux esclaves, qui n'ont pas attendu les instruments pour communiquer leurs chants d'espoir et de force. Plus tard, Simone marmonne des incantations et syllabes teintées d'Afrique que le piano souligne lors des silences de la voix.
L'écriture musicale de Sinnerman est plus que complexe, chaque voix (instrumentale et humaine) joue séparément, en accord qu'avec elle-même (écriture horizontale), comme une instrumentation jazz impro. La mélodie est en perpétuel crescendo ou decrescendo. De piano on décolle progressivement en mezzo-forte, on explose en forte, pour atterrir sur un coussin mezzo-forte à la fin du morceau. Arriverait-on à trouver un thème dans ces dix minutes intenses ? A part peut-être celui du piano, difficile de fredonner un air principal.
Sinnerman est une explosion, un cri de désespoir au Seigneur, une prière interprétée par une Nina Simone que j'imagine vêtue de blanc, face à une foule extatique. Cette prière qui ne transcende plus, mais transperce, poignarde, fait saigner.
« So I run to the river, it was bleeding
I run to the sea, it was bleeding
I run to the sea, it was bleeding
All on that day
So I run to the river, it was boiling
I run to the sea, it was boiling
I run to the sea, it was boiling
All on that day
So I run to the Lord, please hide me Lord
Don't you see me praying?
Don't you see me down here praying?
But the Lord said, "Go to the devil"
The Lord said, "Go to the devil"
He said, "Go to the devil"
All on that day »
https://www.youtube.com/watch?v=QH3Fx41Jpl4