Second morceau du très éclectique Wild Mood Swings, « Club America » fait partie de ces chansons de Cure flanquées de guitares hurlantes et débridées, qui ont connu leur apogée en 1992, avec l'album Wish et ses mélodies bruitistes. Et surtout, il reste l'un des meilleurs représentants de l'essence même de Wild Mood Swings, de son titre (« Rythmes d'humeur sauvage », en français), et de sa pochette exhibant un clown à l'allure étrange, relique inquiétante qui semble avoir été dénichée au fin fond du coffre à jouets de Leatherface. Mais si le méchant de « Massacre à la tronçonneuse » sévissait au Texas, celui que choisit d'incarner Robert Smith aurait plutôt tendance à verser dans un vice qui tiendrait plus de la luxure que de l'éviscération, quelque part en Californie. En effet, à l'instar de « Trap », sa jumelle qui voit le verre – de whisky – à moitié vide, « Club America » évolue dans un univers qui sent le sexe, la drogue et l'argent facile, non sans une certaine complaisance. Dans une interview à « Rock'n'Folk » en 1996, Smith disait à propos de David Bowie : « Il est réellement devenu cet extra-terrestre qui traverse l'Amérique en limousine, défoncé à la coke, hors du monde et du temps ». On peut légitimement se demander si ce n'est pas cette idole de toujours qui a inspiré le texte de cette chanson, d'autant que certains détracteurs affirment que l'élève y aurait emprunté l'un des riffs du maître... Comme un clin d'œil ?
Une allumette qui craque et la première note de guitare résonne, prête à faire des étincelles, accompagnée d'un « yeah » un brin salace qui se consume aussi vite qu'une mèche de dynamite. L'instrument explose en émettant des sonorités criardes, engluées par une wah-wah flasque et bondissante : avant même qu'apparaisse la moindre ligne de chant, le côté « sexuel » de « Club America » est ainsi mis en avant. D'une voix de tenor mi-macho, mi-branleur, qu'on ne lui connaissait pas, Smith déroule le premier couplet en roulant des mécaniques, très à l'aise dans la peau de son personnage. « I ride into your town on a big black Trojan Horse »... Intéressante métaphore qui désigne très certainement... Un gros engin, tout en introduisant subtilement les arrières-pensées peu reluisantes du narrateur, si l'on connaît un peu l'histoire originelle du Cheval de Troie. Quelques phrases plus bas, le mot « intercourse » ne laisse plus planer le moindre doute sur ses intentions, et l'on comprend aisément que le club en question renferme des filles défroquées dans l'arrière-boutique, dont les compétences ne se limitent pas au simple strip-tease. "So go on in and enjoy" !
Ici-bas, tout s'achète, c'est bien connu. « I'm buying for my bright new friends », explique le pervers qui nous sert de guide dans cette respectable maison close, dont on ne sait plus très bien s'il nous parle de verres d'alcool ou de corps de femmes, reléguées au rang d'objets sexuels. De fil de string en aiguille, les pulsions prennent le pas sur l'intellect, l'être civilisé se fait bête sauvage, dévorant ses proies d'un regard vide de tout sentiment, qui le lui rendent bien (« I couldn't help but notice your icy blue eyes... »). Le physique et les apparences deviennent son terrain de chasse, et sont comme autant d'indices qui le mèneront au but. Une autre guitare surgit, comme pour accentuer cette soudaine montée d'adrénaline. Mais, alors que tout convergeait vers un refrain jouissif, la lucidité reprend le dessus, et Smith nous fait le coup de panne, s'immisçant dans la conversation pour tourner en dérision la situation qu'il dépeint. "You're such a wonderful person living a fabulous life (...) Sharing it with me in Club America tonight"... Une phrase répétée avec insistance tout le long du morceau - trop pour être honnête – et qui transpire l'ironie, ou chaque adjectif à l'air aussi faux qu'une paire de seins en silicone.
Un terrible solo de guitare plus tard, où l'instrument se fait pénis en érection, la Barbie-Doll est consumée, et la dure réalité se redessine. Dans le deuxième couplet, Smith nous propose ainsi d'explorer le mauvais côté du sujet : après avoir jubilé, son personnage, digne de ceux de Bret Easton Ellis, devient fébrile face au manque de sentiments, à la solitude, aux fausses amitiés qu'il se crée. « So we talk for a while about some band you saw on TV / But I don't listen to you and you don't listen to me »... Pathétique image d'une relation condamnée d'avance, qui verse franchement dans le glauque lorsqu'elle ne cherche même plus à sauver les apparences (" And you don't really care what I call at all, when I can't quite remember your name..."). Et la "fabulous life" devient "fabulous lie"... Un mensonge fabuleux auquel notre héros se rattache obstinément, pour ne pas avoir à affronter le vide de son existence.
A travers cette histoire aussi malsaine qu'une émission de trash TV, c'est sans doute ici que le leader de Cure voulait en venir. « Club America » perd alors son caractère anecdotique pour faire passer une idée plus universelle ; elle devient une critique de la société de consommation, un avertissement. Le paraître prend le pas sur l'être, hommes et femmes se monnayent et s'échangent... Le pouvoir, la drogue et l'alcool font d'eux ce qu'ils ne sont pas, le superficiel gagne du terrain... Le tout est de savoir quelle vie l'on souhaite, et d'être prêt à en subir les conséquences.