Dirge
8.4
Dirge

Morceau de Bob Dylan (1974)


There are those who worship loneliness, I'm not one of them. In this age of fiberglass I'm searching for a gem.



La vidéo tournée à l'occasion de l'enregistrement de We Are The World est un emblème de la musique pop des années 80. Un globe terrestre modélisé en images de synthèse archaïques apparaît dans la nuit intersidérale. Puis, en lettres bleues sur fond blanc, le nom d'un supergroupe éphémère : USA for Africa. Lionel Richie, Tina Turner, Michael Jackson, Diana Ross, Stevie Wonder et des dizaines d'autres vedettes, réunies pour soulager la famine en Éthiopie et éblouir le monde avec leur sens de l'harmonie, leurs vibratos impressionnants comme des dérapages contrôlés et leurs chevelures luxuriantes. Responsable du bon déroulement des opérations, le producteur Quincy Jones avait suffisamment de métier pour placer une pancarte à l'entrée des studios A&M : "Check your egos at the door".


Parmi cette constellation de noms aux allures de cérémonie des Grammy Awards, quelques-uns détonnent. Ainsi, Bruce Springsteen est venu en pickup plus tôt dans la soirée. Alors que l'enregistrement avait commencé et que les parties avaient été distribuées, Quincy Jones eut l'idée de le faire chanter en duo avec Stevie Wonder. Une intuition à l'origine du meilleur passage du morceau, l'alliance du rauque et du suave. Il y a aussi Paul Simon en pleine traversée du désert, une année avant la sortie de Graceland.


Surtout, il y a Bob Dylan. Blouson noir sur les épaules, le col relevé, l'air hagard, il ressemble à ce type un peu paumé en soirée que personne ne se souvient avoir invité. Dans ce chœur de pop stars gigotantes, Dylan est perdu. Perdu et seul. Terriblement seul. Toi aussi, ça te rappelle ce moment où tu marmonnais entre tes dents alors qu'il fallait chanter avec le reste de la classe, pendant les cours de musique de Madame Bernard en 5ème ? Pourtant, sa présence n'a rien d'aberrant. Bob Dylan est un mec bien. S'il peut aider, pourquoi pas ? Il n'est pas sûr d'apporter grand chose au morceau, mais Quincy et Stevie lui assurent le contraire. L'Afrique vaut bien une grand-messe, et la bande FM a cet avantage sur le FMI qu'elle n'impose pas de conditions à sa générosité. Alors, Dylan se lance et, pour sa partie solo, nous offre une variation superbement nasillarde d'un passage du refrain. C'est idiot, mais au moment où il module "it's true we'll make a better day just you and me", je frissonne un peu. Je crois en cette promesse fragile.


Dylan est un homme seul. Il ne s'en flatte pas. Il ne se prend pas pour un génie incompris. Aucune ambiguïté là-dessus : "There are those who worship loneliness, I'm not one of them". D'ailleurs, il ne s'est jamais isolé sur son Parnasse. Il a pris part aux combats de sa génération. Il s'est confronté aux tourments des temps qui changent, il a dénoncé la folie criminelle des Masters of War et intimé aux politiciens de ne pas se mettre en travers du chemin des utopies. Il l'a fait sans jamais usurper le rôle du porte-parole. Sans trouver, non plus, de famille d'élection. Il est demeuré insaisissable, comme une ombre rasant un mur de l'histoire américaine, des contrées folk du Sud aux rues de Greenwich Village. Une ombre qui sèmerait sur son passage certaines des plus grandes compositions du siècle. Il a accompagné Joan Baez. Et le 28 janvier 1985, il chanta après Cindy Lauper. La voix de Dylan ne convoie pas la rage d'une harangue de Billy Bragg ou l'espièglerie piquante de Woody Guthrie. Elle a quelque chose de si singulier qu'elle nous plonge en nous-mêmes, y compris lorsqu'elle nous parle d'injustices révoltantes. Et parfois, elle s'immisce dans nos plaies pour nous en révéler la beauté. Il en va ainsi de Dirge.



I hate myself for lovin' you and the weakness that it showed.



Tu t'es fait larguer et ton monde s'effondre. Tu t'en veux d'être réduit à l'état de loque neurasthénique et de tanner tes amis avec cela. Il ne t'en reste plus tellement, d'ailleurs. Personne n'aime entendre les mêmes lamentations pathétiques jusqu'à l’écœurement. Les étreintes de ton ex formaient un abri d'odeurs et de gestes familiers. T'en voilà privé, et tu te sens perdu. Perdu et seul. Terriblement seul. Cela te donne le même air hagard – et, disons-le, un peu stupide – que Dylan affiche dans le chœur de We Are The World. Tu ne sais pas ce que tu fous là. Le plus cruel là-dedans, c'est que cette histoire n'était pas si belle. Peut-être étais-tu même la proie d'un amour monstre. Auprès d'elle déjà, tu te savais seul. Tu t'accrochais aux pieds d'une illusion. Ses mots sonnaient creux. Cela ne t'empêchait pas d'y croire. Tu voulais y croire. Croire que l'on pouvait te répondre. Croire que l'on pouvait être le monde, "just you and me". Cette chimère valait mieux que le désert dans lequel tu l'avais trouvée.



I can’t recall a useful thing you ever did for me. ‘Cept pat me on the back one time when I was on my knees.



Le piano entêtant te dit de lâcher prise. Quant à la guitare de Robbie Robertson, elle confère à Dirge un air altier, une sorte de politesse du désespoir atténuant les parties les plus acerbes du texte. Tout de même : "‘Cept pat me on the back one time when I was on my knees" – j'aimerais avoir cette éloquence dans le chagrin ! La voix de Dylan, sifflante et pourtant puissante, donne à ton petit malheur personnel la dimension cosmique qu'il mérite. À la manière de Nick Cave dans Lay Me Low, Dylan rapproche l'intime de l'exubérant. Ses gémissements confinent au grandiose. C'est que le texte nous fait emprunter quelques détours métaphysiques et nous éloigne ainsi du registre de l'apitoiement complaisant. Il contient des passages prophétiques qui étoffent ce chant funèbre en révélant dans les tourments de l'amoureux déçu une scène plus fondamentale. Une tragédie qui se rejoue à travers les âges.



Heard your songs of freedom and man forever stripped. Acting out his folly while his back is being whipped.



Ta condition est universelle. Pour un temps, tu peux fixer ton nombril, puisque la voie lactée y est contenue. Comme nous tous, tu es un esclave sur orbite, flagellé par des maîtres vicieux. Tu t'efforces d'ébranler les murs de la solitude en te battant contre une machine infernale, multipliant les assauts vains et magnifiques. Tu es une monade nomade, sans portes ni fenêtres, égarée dans une steppe immense et indifférente. C'est dans cet espace lugubre que résonnent les paroles de Dylan. Tu n'es plus tout à fait seul dans le sentiment de la perte et le silence des anges.


Après avoir enregistré sa partie, Dylan a fait part à Quincy Jones de ses doutes. Il n'était franchement pas convaincu par sa propre prestation. "I don’t think that’s any good at all. You could erase that." Mais le producteur l'a pris dans ses bras et lui a dit que c'était parfait, exactement ce qu'il voulait. Le visage de Dylan s'est illuminé et, avec un grand sourire, il lui a répondu : "If you say so." Peut-être n'était-il pas si seul, après tout.



I hate myself for lovin' you, but I should get over that.


Eurisko
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le 16 sept. 2020

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