Wish avait commencé avec "Open", qui, en explorant les zones d'ombres de la personnalité de Smith, annonçait en quelque sorte le début de la fin ; il se termine avec "End", qui voit encore plus loin, observant l'horizon avec un regard amer.
A l'écoute des paroles, on sent le leader de Cure très près du gouffre, comme s'il chantait devant la faille du Grand Canyon. La batterie s'abat sur lui comme un soleil écrasant. Les notes de basse rebondissent dans sa tête, cognent sur son front comme autant de symptômes d'une atroce migraine. Les guitares forment des murs de larsens, créent des arcs électriques défiant les lois de la physique, creusent le sol aride et désertique pour fusionner avec le noyau terrestre. L'auditeur évolue au creux d'un séisme permanent (une centaine de décibels sur l'échelle de Richter) ; un champ de force se forme et gonfle nerveusement, secoué par deux énormes mains translucides.
Perturbée par le magnétisme ambiant, la voix semble lointaine, et subit toutes sortes d'échos incessants. "I think I've reached that point / Where giving up and going on / Are both the same dead end to me...", lâche Smith d'un air blasé. La mutation musicale amorcée avec Wish l'a certainement convaincu, mais un trouble subsiste. L'apparition sur le devant de la scène de groupes comme My Bloody Valentine, The Curve ou The Cranes, se réclamant de l'influence de The Cure, l'oblige à se remettre en question : la boucle serait-elle bouclée ? Est-il encore capable d'être original ? Après plus d'une décennie de carrière et neuf albums, a-t-il encore quelque chose à dire, à prouver ? Cela vaut-il vraiment le coup de continuer, si la suite ne se résume qu'à faire du neuf avec du vieux ? "End" dresse le portrait désabusé d'un homme arrivé au bout de son rêve, qui a la sensation d'avoir atteint le but ultime de sa vie, tiraillé entre son intégrité artistique et son besoin viscéral de s'exprimer. Se conformer à la première signifierait tout arrêter ; se plier au second serait prendre le risque de continuer en foulant des sentiers déjà battus.
Marqué par les stigmates du passé (nostalgie, regrets...) et torturé par son futur incertain, Smith se pose presque en figure divine, annonciateur d'une prophétie pessimiste stipulant que tout changement, à l'avenir, ne serait que pure illusion ou perte de temps ("Hopes for something more from me / Are just games to pass the time away..."). Toutes les énergies du monde semblent converger vers lui, graviter, vouloir l'atteindre, puis fusionner ; il est comme un trou noir absorbant tout dans son sillage, un siphon d'énergie surpuissant, une aberration de la physique, un mélange improbable et hautement instable entre l'eau et le feu. Un destin est en jeu, son destin, celui de son groupe, de sa musique, et c'est pour lui d'une importance capitale. Cloué sur sa croix, il déclenche un conflit à l'échelle planétaire, un bouleversement cosmique, récite les implacables commandements qui régiront son univers dans un futur proche, dont le fameux "Please stop loving me, I'm none of these things...", expression mégalomaniaque portée à l'extrême des ravages que la starification a opéré sur son esprit au fil des années, résumant avec une infinie justesse les paradoxes de la célébrité.
" End ", morceau égoïste s'il en est, fait étrangement penser à "Pornography" dans ses dernières secondes, avec ce même genre d'implosion sonore qui avait conduit The Cure, en 1982, à envisager de se lancer dans un style musical radicalement différent (d'où Japanese whispers). Dix ans plus tard, le phénomène se reproduit, comme un clin d'œil ironique au passé. Smith finit par disparaître dans ce trou noir qu'il a lui-même généré, tel un savant dépassé par sa création. Il réapparaîtra avec de nouveaux acolytes 4 ans plus tard, mais dans une dimension parallèle, avec Wild mood swings, un album qui raconte des histoires... .