La Dalle
7.2
La Dalle

Morceau de L.E.J ()

Une analyse littéraire : du classique au brûlant

C'est avec un morceau peut-être inattendu que j'inaugure ma première critique musicale. Point de dissertation sur mon groupe préféré (The Dresden Dolls, pour info), point de louanges sur des choses qui m'émeuvent ou m'exaspèrent, pas de comique ni d'investissement émotionnel, non. Je vous propose ce que je sais faire de mieux : de la littérature.


En effet, ce n'est certainement pas sur la forme que cette chanson peut être abordée sous un angle original et intéressant. Alors oui, elle est sympa, elle est prenante, les filles sont jolies, le concept est sympa, c'est bien chanté, le clip est mignon, tout ça tout ça. Je ne m'y connais pas du tout en théorie musicale, mais il me semble évident que cette chanson pop aux accents chauds est en tous points concordante aux standards actuels : la mélodie n'a rien de révolutionnaire, c'est linéaire et classique, couplet-refrain-couplet-refrain-couplet qui change un peu et plus court-refrain etc, bref, c'est plutôt calibré pour plaire.


Non non. Je vais m'intéresser aux paroles. Elles n'ont peut-être pas l'air comme ça, mais elles sont très audacieuses ces paroles... et pas seulement. Ma théorie est la suivante : les chanteuses, dans cette chanson, se mettent à la place du mâle dominant qui veut séduire en traitant la proie féminine (partons d'un postulat hétérosexuel, ça me semble plus pertinent, vous allez comprendre pourquoi ensuite) comme un morceau de viande. Cela, en tant que tel, ne me semble pas si problématique : tu as faim, tu veux manger, bon, garçon ou fille, si tout le monde est d'accord, parfait. Sauf que là on parle de manger SAIGNANT ou A POINT. En d'autres termes, je pense que cette chanson traite de problématiques telles que le harcèlement, ou les tentatives de séduction trop rapides qui passent égoïstement outre les préliminaires. Bref, s'il y a inversion d'un paradigme sexiste (je reste dans ce modèle hétérosexuel précisément pour parler de la relation entre les sexes, et parce que personne ne niera que le harcèlement, le viol etc, c'est majoritairement, socialement, le fait d'hommes), au sens où les femmes deviennent prédatrices (ce qui apparemment a choqué quelques imbéciles censeurs), il n'y a pas qu'une bête revanche ou affirmation de nymphomanie incontrôlable. Loin de là. C'est plus subtil, et nous allons voir ensemble pourquoi.


Petit avertissement tout d'abord : j'imagine que vous partez sceptiques, que vous doutez de la capacité de ce trio qui réinterpréte et réarrange des morceaux mainstream à écrire un truc aussi sophistiqué, que vous vous dites que je débloque. Ma foi, la première fois que j'ai écouté la chanson, sans grande attention, je me suis dit que c'était bizarre de faire une chanson sur la bouffe. La deuxième fois, j'ai compris que la métaphore sexuelle était assez subtile mais assez évidente. Et la troisième fois, m'est venue cette idée d'un questionnement un peu plus complexe. On n'est pas obligé d'être d'accord avec moi ; mais c'est une interprétation qui se défend, et c'est le principe même de l'interprétation qui est en jeu. Je choisis d'y voir cela et j'ai des arguments. Après, à vous de voir !



J'ai la dalle ce soir - J'boufferais n'importe quoi - Même du fond
d'tiroir



Sous le registre familier se cache la possibilité du sexe : avant de dire que la chanson est vulgaire, comprenez pourquoi les mots sont ce qu'ils sont. S'il était écrit "J'ai faim ce soir, je mangerais n'importe quoi, même les restes du placard", non seulement ça sonnerait très mal, mais en plus l'allusion sexuelle serait absente (ou alors il faudrait compenser par des allusions différentes et un ton coquin, ton qui est par ailleurs très loin du choix d'interprétation des chanteuses, ce que je trouve d'autant plus intéressant : le chant très lisse voire solennel crée un intéressant contraste avec les paroles et le propos). Ainsi, à ce stade de la chanson, rien de déterminé, bien au contraire, mais un indice peut-être. Le registre familier, de plus, reprend les codes contemporains du langage "jeune" de l'attraction, qui est "in" quand il flirte avec la vulgarité, en particulier quand on en parle avec des gens extérieurs et non la personne intéressée : "elle est bonne", "je vais le/la pécho" etc, autant de termes utilisés même à un certain niveau social par mimétisme, et par une dérision qui se transforme insidieusement en premier degré. (Je parle de moi la première : j'adore le verbe "pécho". Un mythe s'effondre. Pardon.) Inversion ici : la vulgarité est dans une bouche féminine qui chante avec un certain souci d'élégance (articulation claire, intonations...) : il est à parier que ces jeunes femmes viennent d'un milieu social assez aisé. Le contraste, donc, n'est peut-être pas anodin.



J'veux tout ce que t'as surtout ta...



Alors quand c'est écrit comme ça, hein, on se dit que la dimension sexuelle est claire. Mais écoutez la chanson : cette phrase, chantée en aparté entre deux parties du couplet, se termine par un petit "wop wop" très musical et haut perché, qui passe inaperçu. N'empêche, ça reste une intrusion directe d'un autrui dans le texte, par une injonction, dont le message reste à dessein... ambigu (et tendancieux).
Une première apostrophe : notons tout de suite que le texte évite soigneusement de donner un sexe au destinataire de la chanson (puisqu'on postulera que les chanteuses ne s'adressent pas à la viande, hein, quand même). Il reste d'ailleurs neutre et dans l'objectivation ("du fond d'tiroir"), comme si l'on parlait d'une chose et non d'une personne (c'est toute la différence entre le pronom "il/elle" et "celui/celle-là", confusion faite par un nombre incalculable de personnes). Alors comme j'ai choisi de penser "straight", vous pourrez tout à fait me chercher des noises. Je vous tends des perches (ha, ha).



Pas l'temps d'm'asseoir - Je m'arrangerai, servez-la moi sur le
comptoir - Sans menu, ni couverts, ni...



La fille est pressée et ne prend même pas le temps de finir ses phrases. La faim, ça n'attend pas. C'est le discours primaire du prédateur, qui se fiche de ce qu'il avale, et de la façon dont il mange. Cela s'adapte très bien au contexte (on pourrait même dire, au co-texte, si l'on adhère à ma théorie, huhu) sexuel : le séducteur, ou le violeur, bref le type qui veut du sexe, est prêt à tout envoyer valdinguer en se mettant sur le comptoir, sans avoir bien vu la proie qu'il a sous la main, sans même prêter attention à son confort. Ici : situation inversée = la prédatrice = la nymphomane en chaleur (dans l'imaginaire collectif et dans les représentations traditionnelles du féminin). J'ajoute, pour la culture, que la stigmatisation du satyre masculin actif est très récente, alors que la stigmatisation de la nymphomane passive (cherchez le paradoxe) est très ancienne : l'image de la femme-sorcière lubrique ne date pas d'hier. Du coup, oui, la prédatrice femelle, ça passe mieux aujourd'hui que le prédateur mâle ; et j'ai envie de dire, c'est normal, c'est une revanche sur des siècles de glorification de conquêtes masculines brutales. Alors les puritains qui n'acceptent pas la libération du corps féminin, et qui ne voient dans cette chanson que "vulgarité" : regardez donc mieux en vous les relents de votre sexisme ordinaire inconscient. Par contre il est normal de lutter contre une application strictement inversée de ce sexisme violent... comme la suite de la chanson le montrera !)



Fade ou épicé - J'en parlerai la bouche pleine - Lourd ou trop léger, je
n'serai pas à la peine



Bon, on continue dans ce je-m'en-foutisme apparent quant à la "nourriture", les petites métaphores bien senties à double-sens, rien de passionnant. Encore une fois, comment ne pas voir du sexe ici, quand on a eu vent de cette possibilité ?



Un regard, une main - Et chaque fois le même refrain - Ce souffle chaud
ostinato sur les lèvres



Oh ? De la nuance... Comme la lassitude d'un schéma de séduction/harcèlement qui se répète toujours de la même façon : le regard, la main... Tout est codifié. "Refrain", "ostinato", deux termes techniques musicaux qui désignent une répétition dans la composition (pas mal, la mise en abyme de la situation d'énonciation musicale !). Peut-être que, finalement, on s'ennuie de ces simagrées ? Un peu de profondeur ?



J'la prendrai à point - A point



"La viande", suppose-t-on. On prend le morceau de viande à point, donc... et pas saignant. Pourquoi ? (Pas pour la rime les amis, il n'y en a pas dans la proximité immédiate de la phrase.) Les deux mots sont répétés. Insistance sur le "à point". Un potentiel indice interprétatif, une fois de plus.



Sur place - Ou bien à emporter - Je te ferai tourner - Du bout de mes
doigts



Retour au paradigme de séduction/harcèlement classique.



Toutes ces naïvetés sans vouloir t'offenser - Tu ne resteras que mon
encas



L'inversion continue : on attribue traditionnellement la "naïveté" à la féminité, et là, ça semble ne pas être le cas. Que d'assurance ! Révélateur de l'évolution de la société : les femmes aussi peuvent avoir envie d'une aventure sans lendemain, et à l'inverse, les rêves d'amour et d'engagement concernent aussi les hommes.



J'ai la dalle ce soir - Si tu sers mes envies - T'auras un pourboire -
J'suis sûre de moi - Tu veux des...



Là, ça sent presque la domination. C'est progressiste t'as vu ?



Pas l'temps de m'asseoir - Besoin de protéines à n'en plus pouvoir -
T’effeuilleter pour mieux te...



Okay alors déjà les filles vous allez vous calmer : le verbe "effeuilleter" existe en moyen français, mais aujourd'hui on dit "effeuiller", et je suis pas sûre que vous ayez ouvert votre dico de moyen français avant d'écrire votre chanson. Je vous passe l'archaïsme pour cette fois mais faites gaffe.



Halal ou casher - Du moment qu'elle est tendre - J'peux le payer cher -
Mais j'ne veux pas attendre



Une belle invitation à la tolérance religieuse (non, j'déconne, là je pense que c'était pour la rime - un avis ?). Rien de plus à ajouter pour l'instant, on reste dans l'inversion de l'exigence sexuée.



J'veux déguster lentement - Manger en mastiquant - J'fais le régime
Dukan - "Et la cuisson c'est comment?" - J'la prendrai à point



Petite nouveauté : on ne "bouffe" plus, on "déguste". Après une faim de loup, on prend le temps. Car la proie n'est pas un morceau de viande mais une personne (viande de qualité supérieure, pour filer la métaphore, dans un restaurant gastronomique). On n'"avale" plus, on "mastique". Idem. Moi, adapté au discours sexuel, j'appelle ça des préliminaires : se soucier aussi de l'autre et pas que de soi. Idéalement, plus de violence donc : l'évolution est claire par rapport au début de la chanson.



Rien ne sert de juste se nourrir - Il faut savoir manger à point



La Fontaine, coucou ! Comment, vous ne voyez pas ? "Rien ne sert de courir, il faut partir à point." (Subtil détournement de l'expression "à point" dans un contexte nutritionnel compris de tous, c'est plutôt malin.) Je vous rappelle la fable : "Le Lièvre et la Tortue". Si vous n'aviez pas encore compris la métaphore sur la séduction et la sexualité, elle me semble assez évidente à présent... Etre un lièvre c'est pas forcément cool, et ça sert à rien : à la fin, la satisfaction est moindre (surtout si tu t'endors en chemin, mais ça c'est le lièvre de la fable, hein) par rapport à un lent travail pour parvenir à son but et à la satisfaction du pari réussi. C'est beau, non, une analyse sexuelle de la précocité selon La Fontaine ?
Cependant, je vous confesse que la métaphore filée s'avère ici un peu maladroite : si si, en fait, ça sert de se "juste" se nourrir. Cela s'appelle "la survie". L'intention est bonne, le moyen un peu moins.



Changeons d'place sur la balance - Imaginons nos rôles inversés - Si
j'étais plat sans résistance - M'aurais-tu fait mijoter ? - Si j'étais
plat sans résistance - Moi j't'aurais pris à point.



BAM. La chute est magistrale. La clef de la chanson se situe dans les derniers mots : tout cela, c'était une simulation de "rôles inversés", où la victime habituelle devient prédateur et vice-versa. Mais il y a un second retournement, où la femme est traditionnellement passive et l'homme actif : si tu étais à ma place, m'aurais-tu prise saignante (si on métaphorise encore, ça devient assez hardcore) ou à point ?
Petit jeu de mots sur le "plat sans résistance", où l'on continue à voguer entre le texte alimentaire et le sous-texte sexuel.
Néanmoins ce dernier passage est assez complexe à interpréter : "Si j'étais plat sans résistance" sous-entend 1) que la victime de la simulation précédente (l'homme qu'on a postulé au début) est consentante, ou du moins n'émet pas de refus et 2) que l'énonciatrice n'est PAS un plat sans résistance : outre le jeu de mots, on peut comprendre cette phrase comme un refus d'une sexualité animale et violente... mais l'acceptation d'une sexualité quand même ; ce que confirme la phrase suivante : "Moi j't'aurais pris à point". Notons aussi que le verbe "prendre", utilisé à partir du XVIIIe siècle comme synonyme de "prendre possession sexuellement", suppose normalement un sujet masculin et un prédicat féminin (prendre, c'est en gros avoir un pénis) : inversion, encore une fois... mais inversion tempérée, égalitaire : homme ou femme, on prend autrui à point. Et, au vu de la conclusion de la chanson, qui invite me semble-t-il à un comportement universellement maîtrisé, on peut dire que le sexe importe peu, et que l'orientation hétéronormée n'est pas si importante que ça - le message fonctionne aussi si l'on y inclut un rapport homosexuel.


Conclusion : le morceau, sans avoir un texte parfait (bien que je n'aie pas insisté sur ce point), va plus loin qu'on ne le pense. Si cette analyse linéaire, laborieuse et un brin verbeuse vous a plu, je retenterai peut-être, parce que je trouve intéressant d'étudier des choses a priori peu étudiables de manière décalée, avec un point de vue (j'espère) original.
Enfin, si vous voulez discuter, me contredire, ajouter quelque chose, vu le format de la critique, je crois que c'est bienvenu !

Eggdoll
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le 28 janv. 2016

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