A Tale in Song #1 : Lorelei, de Scorpions

Connaissons-nous vraiment les chansons que nous écoutons, surtout quand elles sont dans une langue étrangère ? Même les plus anglophones ne prêtent pas forcément attention aux paroles et à leur sens, tant que la mélodie plait. Et si on creusait un peu la chose ? Et si on racontait les influences historiques, artistiques, mythologiques, religieuses ou culturelles qui président à la création d’un titre ? Voilà, une envie me prend d’inaugurer un nouveau format de critique : ou comment parler d’une chanson sans s’y connaître en musique (dans son aspect technique ou scientifique, s’entend). Coup d’envoi avec Lorelei, de Scorpions.

Sortie en 2010 sur l’album Sting to the Tail, 17ème opus du groupe de ballade rock allemand Scorpions, Lorelei s’inscrit pleinement dans le style « rock sentimental » (tendance kitsch, pour les plus critiques) de la bande à Rudolf Schenker (Still Loving You, Winds of Change). La chanson raconte une énième histoire de rupture amoureuse, et du sentiment de trahison qui en découle pour le narrateur-chanteur.

Though you promised me to show the way, you led me astray / Alors que tu m’avais promis de me montrer la voie, tu m’as laissé m’égarer.

Sauf que Lorelei n’est pas le nom de la femme à laquelle le titre s’adresse (le « you »), mais un surnom : you were my Lorelei. Mais c’est qui cette fille, en fait ?

La nymphe au rocher

Lorelei, c’est à l’origine un rocher de 130 mètres qui surplombe le Rhin à l’endroit où le fleuve germanique se rétrécit le plus. De tous temps, ce fut un lieu redouté par les marins qui s’y risquaient : l’étroitesse du passage rendait la manœuvre d’autant plus périlleuse et les naufrages fréquents. Et qu’y dit naufrage, dit superstition. Le rocher de Lorelei, c’est un peu le passage de Charybde et Scylla (en réalité le détroit entre la Sicile et la Calabre, pour l’anecdote) mais made in Germany.
La légende n’est pas si ancienne, néanmoins. Apparue concrètement au XIXème siècle, création de poètes romantiques rhénans comme Clemens Brentano et Heinrich Heine, elle raconte une variation du mythe antique de la sirène : Lorelei, silhouette fantomatique d’une jeune femme s’étant noyée dans le Rhin, chante d’une voie divine depuis le rocher, distrayant les marins qui chavirent et la rejoignent dans la mort. Sous la plume de Heine, Lorelei devient dès lors un poème sur l’égarement par l’émotion, ou comment les sens de l’homme sont dupés par ses sentiments. Le mythe est rapidement popularisé en Allemagne par le texte de Heine.

Le batelier sur son esquif, est saisi de vives douleurs, il ne regarde
pas le récif, il a les yeux vers les hauteurs. Et la vague engloutit
bientôt, le batelier et son bateau. C'est ce qu'a fait au soir
couchant, la Lorelei avec son chant.

D'autant plus à une époque où la nation allemande naissante a soif de ces figures héroïques (Germania, les Valkyries, les Nibelungen). Lorelei traversa même finalement le Rhin qui l’a vu naître, pour atteindre la littérature française : de Nerval d’abord, Apollinaire ensuite, y feront mention.
Depuis, Lorelei est un fragment important du folklore allemand. Elle a inspiré la musique de Liszt à Chostakovitch, en passant par Véronique Sanson, Higelin, Trénet, Thiéfaine, chez nous. Jusqu’aux Scorpions, qui dans cet album expriment une volonté de retour aux sources (musicales et thématiques). Pas étonnant alors qu'ils soient allés chercher le mythe de Lorelei : l’amour qu’a vécu Klaus Meine (le chanteur) n’était-il finalement qu’un autre des sortilèges de la « fée du Rhin », qui ensorcelle Allemands et Européens depuis près de deux siècles ?

Now there's a light that shines on the river, blinding my eyes from so far away, shot through the heart but now I know better, as hard as it is to resist the song that you play.