Maggot Brain est une cristallisation de la nuit, un voyage obscur dont on ne revient jamais vraiment. Je le sais pourtant. Ne pas écouter ce morceau lorsqu'on va mal. Ne pas l'écouter non plus lorsqu'on va bien. Les asticots musicaux vous rongent le cerveau, et l'esprit aime ça. C'est un jaillissement de sensations oubliées: idées brillantes et obsessions, rires anciens, brèves jouissances et douleurs fulgurantes. Elles se précipitent toutes dans votre crâne, et c'est agréable, parce qu'elles remplacent le vide de la nuit, l’œil obscène qui vous dévisage et que vous voulez fuir.
Tempo au bord de l'extinction, Hazel délivre le solo de guitare ultime, une distorsion sans fin qui ravage vos abîmes, résonne dans vos gouffres, révèle votre dérisoire profondeur. C'est tout le champ de l'expérience humaine qui est convoqué, de l'amour à la mort, trip mystique pour déglingués à la recherche du Sublime et du Vrai. Ils sont juste là, à portée. C'est certain. Mais à chaque fois ils vous échappent. Parce que vous êtes trop con.
Lorsque vous croyez tenir des éclats de sens, les échos psychédéliques vous transpercent soudain, et vous êtes perdu. Vous sentez votre vie vous échapper lentement, suavement, comme des gouttes de sang qui tombent en rythme sur le sol tandis que Hazel bâtit un temple glorieux dans l'infini.
Cette brûlure ne vous appartient plus. Toute sensation est désormais trop lointaine pour être véritablement vôtre. Vous vous dites que ce n'est pas normal, que ce n'est pas comme ça que ça devait se passer. Il y avait des promesses dans cette musique qui n'ont pas été tenues. Mais elle vous enlace, et vous pardonnez tout.
Enfin, vous riez. A la dixième, à la centième écoute de cette nuit qui n'en finit pas, vous vous tapez la meilleure barre de votre vie. Vous êtes purifié. Délesté de votre misérabilisme. Vous vous sentez épuisé, le cœur bondissant comme si vous vous étiez battu. Comme si vous aviez baisé. Comme si vous aviez vécu, au lieu de vous amputer lâchement de ces pensées qui vous rendent fou.
Maggot Brain est l'un des plus grands chefs-d’œuvre musicaux qu'il m'a été donné d'écouter. Mon avis ne compte pas, parce que je ne suis pas mélomane. Je ne sais pas de quoi je parle. Mais je sais ce que j'ai vécu à travers l'extase tourmentée de Monsieur Eddie Hazel. Je m'y suis perdu d'innombrables fois, et je m'y perdrai encore, jusqu'à ce qu'il ne reste plus rien à oublier.