Parler d'un morceau comme "Open" tient presque du défi, tant celui-ci a quelque chose d'intimidant : il fait partie à présent des titres phares de Cure en concert, ce qui en fait une sorte de mythe. Mais même sans cela, "Open" est et restera toujours d'une importance capitale dans la carrière du groupe. Pour le comprendre, il faut revenir au début des années 1990. Après la bombe qu'a été Disintegration, qui était bien parti, à l'époque, pour devenir le dernier album de Smith et sa bande, une page se tourne. Une page d'un blanc inquiétant (plus d'inspiration, changement de line up...), que Smith lui-même semble avoir du mal à remplir, si ce n'est avec un album de remixes qui ne convaincra guère les critiques et un single plutôt impersonnel. "Never enough" aura au moins le mérite d'ouvrir la voie à Wish, manifestation opportune d'une bonne intuition : le rock des nineties sera aux guitares saturées ou ne sera pas.
"Open" se paye donc le luxe d'ouvrir (jeu de mots ?) le premier album de Cure des années 1990... Rien que ça. Elle le fait avec une intro musicale un peu étrange, comme si, durant les trente premières secondes, les notes cherchaient un endroit où se rencontrer, une raison d'être. Une guitare plaintive surgissant de nulle part, comme un symbole, vient soudainement déchirer la chrysalide. Le morceau éclos véritablement à ce moment-là, l'atmosphère s'assombrissant au fur et à mesure que la mélodie trouve son rythme. Une entrée en matière plutôt inattendue qui sera bientôt suivie d'une seconde tout aussi bizarre : celle du texte. "I really don't know what I'm doing here, I really think that I should have gone to bed tonight"... L'auditeur se retrouve cueilli à froid par un chanteur qui, croit-il, exprime dès la première phrase son envie de le quitter. Pourtant, et c'est là tout leur intérêt, ces paroles peu rassurantes auraient plutôt tendance à éveiller la curiosité.
Peu après, le décor se pose et tout devient plus clair : "Open" nous ouvre les portes d'une soirée branchée, quelque part, suite à un concert sans doute, identique à celles décrites par Bret Easton Ellis dans son roman "Glamorama". Mais Smith n'est pas à la fête. La célébrité, le strass, les paillettes, les cocktail-parties... Tout cela semble lui peser, le mettre mal à l'aise. Ce qui n'a rien de vraiment étonnant, quand on connaît un peu sa nature profonde : réservé, discret, tout sauf superficiel. En bref, son univers n'a pas grand chose à voir avec celui que représente ce genre de célébrations, à laquelle il semble avoir été "invité de force". La tentation de fuir est grande, mais quelqu'un semble vouloir le convaincre à tout prix de rester. Il finit donc par se plier à l'exercice à contrecœur, noyant son malaise dans l'alcool ("Just one drink and there's somme people to meet you (...) So why don't I just get you another while you just say hello..."). Rarement le leader de The Cure n'aura été aussi bavard et lucide dans un texte, décrivant minutieusement chaque sensation, chaque pose dérangeante auxquelles il est confronté, et pire encore, chaque manœuvre plus ou moins intrigante dont il est souvent le centre d'intérêt ("The smiles moving up as I stand up / Too close and too wide / And the smiles are too bright..."). Tout paraît tourner autour de lui, et bientôt la mascarade devient plus difficile à supporter : "The air is getting heavier and it's closer, and I'm starting to sway"... Impression malsaine d'être seul malgré cette foule (à laquelle il refuse symboliquement de se fondre), de trahir son intégrité, d'être épié du coin de l'œil, sans cesse dévisagé, comme si star rimait avec bête de foire. Impression exécrable de se retrouver comme un enfant perdu au milieu d'un immense supermarché, inquiet et désemparé ("And I'm staring like a child...")... Et ces aiguilles sur l'horloge qui n'avancent pas ("It's only just eleven...")... C'en est trop pour Smith, qui cherche maintenant n'importe quel moyen de s'évader tout en restant sur place. Coke ? LSD ? On ne le saura pas, mais les premiers effets ne tardent pas à se faire ressentir (tandis qu'une guitare tournoyante accentue un peu plus le vertige) : fixettes, hallucinations visuelles ("I've got blood on my hands..."), parano, bouffées délirantes, crises d'angoisse, comportement insensé... La pièce tourne, le décor se déforme et l'esprit s'égare, accroché à des rires qui sonnent faux. "Open" devient le théâtre des divagations du leader de Cure, que des éclairs de lucidité teintés de cynisme rattrapent parfois brusquement, le ramenant à la dure réalité. Malgré ses efforts, ce sentiment de perdre son identité, son originalité, son intégrité, si chères à ses yeux, l'envahit comme un poison, plus rapidement, plus sournoisement que l'alcool ou la drogue, qui, la phase d'euphorie passée, ne parviennent décidément pas à le tirer de sa torpeur ("And the way the rain comes down hard, that's the way I feel inside..."). Bad trip... Les idées noires se lient au whisky et au rhum, mélange douteux qui donne la nausée ("And I drink until I'm sick..."). Le cœur au bord des lèvres (et la voix aussi), Smith finit par vomir la douleur et le mal-être qui lui remuaient l'estomac. Comme pour se débarrasser de ce "it", ce personnage qu'il a dû fabriquer pour paraître normal, ce double politiquement correct que sa carrière a façonné au fil des années, qu'il se doit de supporter pour pouvoir continuer à vivre de sa musique, quitte à trahir ses convictions profondes, à s'épuiser mentalement et physiquement. Comme pour se délivrer de ce personnage pour quelques temps et se retrouver, lui, en tant que personne à part entière... .