"Dans un monde alternatif, si l’existence d’Eleanora Fagan (le vrai nom de Billie) avait été longue et prospère, les adeptes du concept de rêve américain en auraient fait un cas exemplaire. Mais la vie de Billie Holiday n’est pas une belle histoire de revanche sociale qui viendrait confirmer les bienfaits de la méritocratie. Même au zénith de sa carrière, elle n’eut guère droit aux honneurs qu’elle était supposée mériter. Du racisme, Billie en a bouffé toute sa vie, et ce n’est pas le succès qui l’en a exempté. Sur scène, il n’était pas rare qu’un type du public l’invective pour lui rappeler sa couleur de peau, en des termes que je vous laisse imaginer. Dans certains cas, Lady Day n’hésitait pas à aller directement confronter l’énergumène. Il faut imaginer la chanteuse, resplendissante dans sa robe de satin blanc, un éternel gardénia dans les cheveux, quitter son pied de micro, traverser tranquillement la salle bondée pour rejoindre l’enfoiré mal-embouché et lui fracasser une chaise sur la tronche. Lorsqu’elle commença à tourner dans tout le pays, c’est dans les états du sud que Billie Holiday dû subir les pires humiliations. Un soir, alors qu’elle accompagnait l’orchestre de Count Basie, on lui reprocha d’avoir la peau trop claire pour monter sur scène avec des Noirs. On lui demanda alors l’impensable, c'est-à-dire de se maquiller en noir pour diminuer le contraste, ce qu’elle finit par faire, la mort dans l’âme. Avec le groupe blanc du clarinettiste Artie Shaw, le cauchemar était permanent. Elle ne dormait ni ne mangeait jamais avec les autres musiciens, sa présence posait systématiquement problème aux hôtels et restaurants où ils se pointaient. Trouver un endroit pour aller pisser était devenu un calvaire ; Billie avait fini par se résigner à faire ça derrière des buissons. Au retour de ces tournées, Billie est consumée d’amertume, lorsqu’ouvre en 1938 un nouveau club newyorkais appelé le Café Society. La particularité de ce lieu étant qu’il se revendique cosmopolite, et accueille une clientèle noire comme blanche à qui elle promet un traitement égal. Le club assume sa raison d’être politique, et bientôt Lady Day en devient l’une des principales attractions. Un jour, un militant communiste du nom d’Abel Meeropol se présente au Café Society, un manuscrit sous le bras. Ce compositeur juif d’origine russe ne fait pas dans le divertissement, il a déjà écrit plusieurs textes engagés contre la montée du nazisme, et sa dernière création est une dénonciation virulente d’un démon bien américain cette fois-ci. L’idée lui est venue durant les nuits d’insomnies que lui ont provoquées les photos des lynchages de deux hommes noirs, Thomas Ship et Abram Smith. Cette chanson, qu’il aimerait entendre chantée par Billie Holiday, c’est Strange Fruit.
Ce morceau, il est sorti il y a plus que 80 ans maintenant, et c’est encore aujourd’hui l’une des expériences musicales les plus éprouvantes qui soient. Les paroles, à peine allégoriques, n’ont rien perdu de leur horreur, les mots sont si durs qu’on hésite à en détourner les yeux. Quand à l’interprétation de Billie Holiday, disons tout simplement qu’elle glace le sang. La chanteuse s’y montre d’une retenue émotionnelle inhabituelle, refusant catégoriquement tout accent mélodramatique. Elle adopte un rythme particulièrement lent, pour laisser à l’auditeur le temps de bien visualiser ce tableau immonde, et fait claquer sèchement les syllabes des mots les plus choquants. Il faut bien comprendre qu’à l’époque, on ne faisait surtout pas de politique dans l’art populaire, et le lynchage était plus ou moins une rumeur honteuse dont il fallait à tout prix éviter de parler à haute voix. Billie Holiday prétendit que ce fut à partir de ce moment-là que les autorités et en particulier le FBI se mirent à la harceler pour ses mœurs, et si l’honnêteté intellectuelle empêche de faire complètement ce lien, on a quand même très envie de la croire. Le monde n’avait jamais entendu une chanson comme Strange Fruit. Prétendre qu’elle remuait la mauvaise conscience de l’Amérique est un euphémisme. Dire que Strange Fruit regardait l’Amérique bien en face pour lui mettre le nez dans sa merde semble plus exact.
Il est intéressant de noter que selon plusieurs biographies, Billie Holiday ne comprenait pas très bien la teneur des paroles de Strange Fruit. Barney Josephson, le fondateur du Café Society, déclara même que Billie accepta de la chanter parce c’est lui qui le lui avait demandé. Difficile de ne pas voir dans cette affirmation l’incarnation frappante du sauveur blanc qui tire la couverture à lui. Cette théorie nourrit bien la légende selon laquelle Billie Holiday fut une grande chanteuse dont la profondeur accidentelle ne pouvait exister que par l’opération du Saint-Esprit. Dans son autobiographie, Billie Holiday raconte qu’avec le pianiste Sonny White, ils ont travaillé dur pendant trois semaines pour obtenir le ton juste, celui qui convenait à un texte aussi grave que celui de Strange Fruit. Dès la première lecture, elle avait pensé à la mort de son père. Après avoir été exposé au gaz moutarde pendant la guerre, Clarence Holiday était revenu aux Etats-Unis avec une infection qui, lentement mais sûrement, allait finir par avoir raison de lui. Bien sûr, il aurait pu être sauvé, si les hôpitaux dans lesquels il avait tenté de se faire soigner ne lui avaient pas tous refusé l’accès. Il mourut en 1937, et Billie, profondément affectée, en imputa immédiatement la responsabilité au racisme institutionnel. Elle savait que la pauvreté de son enfance n’était pas due au hasard, que c’était parce qu’elle avait grimpé à l’échelle sociale qu’elle n’était plus uniquement entourée de Noirs, elle connaissait l’existence des lynchages et comprenait parfaitement la lourdeur de Strange Fruit sans avoir besoin qu’un blanc ne lui fasse une explication de texte. A nouveau, la lecture de Blues et Féminisme Noir d’Angela Davis est très éclairante sur ce point : Billie Holiday était beaucoup plus alerte sur les problématiques discriminatoires que ce qu’on a bien voulu croire."
Extrait du podcast Graine de Violence à découvrir ici :
Billie Holiday, l'exploitation d'un mythe
https://graine-de-violence.lepodcast.fr/billie-holiday-lexploitation-dun-mythe