On achève bien le cheval.
Il fallait bien que je touche un mot au sujet de la meilleure chanson de l'excellent Nick Cave et de ses non moins géniales Bad Seeds. The Carny. Personne ne l'a vu partir, il a rampé hors de sa misérable roulotte un soir de pluie pour ne plus jamais revenir dans le cirque décrépit qui était son foyer. Et alors que le cirque s'éloigne de la ville, personne ne peut s'empêcher de se retourner. Jeter un œil discret derrière soi, au cas ou il reviendrait miraculeusement parmi les siens, mais sur la lande déserte et détrempée par les intempéries il ne reste que sa roulotte, transformée en nichoir à corbeaux, et la tombe solitaire de l'animal qui l'avait accompagné pendant tant d'années.
Nick Cave aime les exclus, les tueurs, les miséreux. Toute cette frange de la société érigée dans la violence et la pauvreté. Il y avait le bâtard ricanant d'Up Jump the Devil, le tueur au ciré noir qui donne son nom à la terrible Red Right Hand, traînant au milieu des usines désaffectées entre deux coups de tonnerre, et bien d'autres salauds redoutés de tous racontant leurs histoires aux comptoirs de bars aux noms obscurs. Dans cette chanson la figure du solitaire est pour une fois sous-jacente, puisque le forain solitaire a disparu. Ce sont les habitants du cirque qui sont les vrais protagonistes de ce récit.
Pour Cave, cette clique hétéroclite de freaks est comme une famille, soudée par l'art, et la misère. C'est la grande dépression, et les spectacles n'attirent plus personne, alors chacun met la main à la pâte pour que la troupe puisse subsister, sous la direction du Monsieur Loyal qui supervise les opérations.
Alors quand quelqu'un manque à l'appel, c'est comme si la famille venait de perdre un fils... parti tenter sa chance à la ville ? Probablement. Mort ? Peut-être. Personne ne le sait, mais tout le monde espère son retour en silence tout en sachant que bientôt le cirque reprendra la route, en abandonnant le fils perdu.
Et puis il restait ce cheval malingre, surplombé constamment par une nuée de corbeaux et nommé à juste titre Sorrow. Une bouche de trop à nourrir, avait expliqué le "père" en tenue de représentation à ses enfants silencieux, un pistolet encore fumant à la main. Il fallait l'abattre, tuer, tuer la tristesse et l'enterrer soi-même pour oublier. Mais telle la carcasse du vieux cheval elle finira toujours par remonter de sa tombe superficielle, et pas moyen de l'enterrer mieux sous la pluie battante. C'est foutu. Alors ils s'en vont, et en quittant la lande pas un seul membre de la troupe ne pourra s'empêcher de regarder derrière soi.
Il y a du Steinbeck sombre dans ce texte, qui m'évoque aussi l'excellent "Crystal qui Songe" de Theodore Sturgeon, ou ce tome particulièrement désespéré des Orphelins Baudelaire de Lemony Snicket dont le titre m'échappe. Huit minutes intenses, d'une ritournelle carnavalesque d'attraction foraine décalée, sombre, avec un orgue impérial et un xylophone hurlant.
C'est tout le talent de conteur de l'Australien génial qui s'exprime dans cette histoire pas gaie: c'est peut-être sa chanson la plus triste mais aussi paradoxalement la plus belle.