Imaginez un bon gros bloc de granite, peut-être un peu attaqué aux angles par les années, peut-être un peu fissuré ça et là, mais plein de son inaltérable intégrité. Ce bloc, c'est votre âme. Je veux dire, ce machin athée qui vous sert de boussole émotionnelle, résistant à mille-et-unes choses du quotidien mais se fendant parfois sans raison et de manière dévastatrice devant une image, une couleur, un son, permettant à cette chose un peu floue mais tout à fait essentielle, qui vous constitue, de s'échapper sans que vous puissiez contrôler quoi que ce soit. Alors que ce qui se joue à l'intérieur remue une complexité parfois inouïe, la forme de sa manifestation est banalement affligeante, ce sont le plus souvent des larmes.
Et bien ce bloc de granite, Ira et George Gershwin, en alchimistes redoutables, ont trouvé la formule pour le dissoudre en quelques secondes. C'est d'abord George qui fait le gros du travail. Les premières notes transforment la roche en un gros ballot de pétales frais encore bien emballé. Et dès que les premières phrases sont chantées, les liens qui maintenaient le tout se défont uns à uns. Ira (le grand frère) prend alors le relais et chaque vers, grâce à sa limpide et déchirante simplicité, agit comme un brise légère mais profonde qui éparpille ce qui n'avait été jusque là qu'une forme nette et sure d'elle-même. Les pétales partent tendrement dans toutes les directions, s'éparpillent sur les collines et dans les arbres, allant même jusqu'à se perdre à la lisière des villes, dans les ruelles sombres et les clubs enfumés. En à peine trois minutes, il ne reste plus rien de ce qui fût jusque là votre âme.
Peut-on imaginer une chanson de non-amour plus déchirante et pathétique ? Peut-on mieux associer légèreté et mélancolie, rêve et résignation, chaque élément du couplet condensant dans la même phrase mélodique un espoir immédiatement contredit par quelque notes à la tonalité inclinée et trouble.
Ecrite en 1924, la chanson a bien entendu été interprétée depuis par une armée de chanteuses plus talentueuses les unes que les autres, mais évidemment, si vous deviez n'en écouter qu'une, il faudrait tout naturellement se tourner vers Billie Holiday, qui a fait de ce fragment d'infini quelque chose de parfaitement personnel, et donc tout à fait sublime, simple, tragique et universel.
On aime se raconter comment tel artiste ou telle chanson se sont ingéniés à passer à côté de la reconnaissance du grand public sous les coups malicieux d'un destin cruel à force de s'ennuyer, et on oublie que parfois, c'est tout l'inverse. Le cheminement de the Man I love vers la célébrité est bien plus étonnant que les histoires que je viens d'évoquer. Il semblait en l'occurrence écrit que, contre parfois la volonté même de ses créateurs, la chanson devait rencontrer d'une manière ou d'une autre ses centaines d'interprètes lumineuses.
Elle fût d'abord écrite pour la le spectacle musical des frères Gershwin Lady Be Good (en 24, donc, d'ailleurs sous le titre initial de the girl I love). Mais le spectacle est un peu trop long, et la chanson fait tâche au milieu du rythme trépident du reste de la production. George est lui-même d'accord avec la production pour shooter le morceau de la set-list, cette girl I love qui avait encore besoin, selon lui, de "pas mal de réparation".
En 27, c'est le spectacle dans lequel elle devait être inclue qui périclite avant même de se lancer. George la propose alors à une chanteuse en vogue du moment qui la refuse poliment. En 1928, après quelques répétitions, c'est d'un troisième show musical que The Man I Love est viré.
Normalement, tout ceci aurait largement dû suffire à ce que la chanson reste à jamais dans les cartons des frères Gershwin.
C'est donc à ce moment-là que l'improbable se déguise en destin, se glissant sous l'apparence altière de Lady Mountbatten. C'est la dernière vice-reine des Indes Britanniques qui, ayant entendu une version de la chanson, ne cessa en cette fin des années 20 de la faire jouer par le gratin des orchestres européens et américains, au cours des nombreuses soirées du gratin international qu'elle anime.
Max Dreyfus, l'éditeur de George Gershwin, doit se rendre à l'évidence: ce morceau a un potentiel certain, et il lui propose une vaste campagne de promotion qui ne sera possible que si le compositeur accepte de rogner sur le pourcentage auquel il a, avec son frère, traditionnellement droit. L'affaire se fait, et il se vendra près de 100.000 copies de la version d'Helen Morgan, première interprète attitrée de cet homme que j'aime.
Dans 8 ans, la chanson aura un siècle. On dénombre plus de 150 films ou séries dans lesquels elle peut être entendue, et le cap des 1000 versions a été dépassé depuis un bon moment. Sa place au panthéon des plus belles chansons du répertoire international ne fait plus de doute pour personne depuis des lustres. Les hasards multiples qui ont essayé de nier l'évidence et entraver l'inéducable n'ont rien pu y faire. Existe-t-il quelque chose de plus intemporel que l'attente désespérée de l'amour, magnifié par le talent de George et Ira ?