Time est peut-être l’une des plus grandes œuvres de Pink Floyd, et assurément un pilier de The Dark Side of the Moon. Un titre qui disserte sur le temps et l’inéluctabilité de notre finitude, et qui, paradoxalement, incarne une musique intemporelle qui depuis 1973 n’a cessé de transcender les générations dans un torrent de frissons. Après On the run, morceau entièrement instrumental qui préfigurait cette course effrénée du temps par un long crescendo frénétique, Time joue le rôle d’une prise de conscience. « The time is gone, the song is over », peut-on entendre à la fin, comme si soudain quelque esprit avait pris conscience d’avoir trop couru, et pas assez vécu, s’arrêtant au milieu d’un champ pour philosopher.
Si selon les titres de l’album, le travail individuel de chaque membre des Floyd fluctuait, Time est bien le fruit de la collaboration géniale de Nick Mason, Roger Waters, Richard Wright et David Gilmour. Seule une osmose parfaite de leurs talents réunis pouvait accoucher d’un tel monument. Tous apportèrent leur pierre à l’édifice, et tous durent s’adapter aux idées et intuitions de chacun. Dans le cadre d’une interview, Richard Wright explique : « Ces gros accords de clavier sont de moi. Dave (Gilmour) se plaignait que j’écrive dans ces clés difficiles et ces accords de septième mineurs et majeurs bizarres, très durs à jouer à la guitare. Les rototoms [sortes de toms de batterie en acier, qui permettent d’étendre la gamme de sons aigus] sont géniaux. » Ces mêmes rototoms qui introduisent, après la tonitruante ouverture des sons d’horloges et d’alarmes, la mise en tension du morceau à travers des percussions assourdissantes. S’y superposent ensuite un bruit de pendule, réalisé par Waters en bloquant ses cordes de basse, et des accords de piano électrique. La séquence se répète, plusieurs fois, ancrant d’emblée Time dans une dimension de cycle temporel infini. Paradoxalement, les paroles semblent aller à l’encontre de cette idée de boucle, et soutenir une conception linéaire du temps.
Time sonne avant tout comme un appel aux jeunes générations à ne pas gâcher de précieuses années : « You are young and life is long and there is time to kill today. / And then one day you find ten years have got behind you. ». Lorsque l’on mit Waters face à l’ironie de la situation, dans ces années 70 où la vague hippie était réputée pour passer ses journées allongée par terre, en plein trip, à écouter The Dark Side of the Moon, il répondit : « Il se pourrait bien que ce soit important de se défoncer et d’écouter de la musique pendant un an ou deux. Mais ce n’est pas vraiment le sujet de la chanson. Elle parle en réalité de comprendre sa propre autonomie. […] J’ai soudain réalisé à 29 ans que j’avais accompli la prophétie de quelqu’un d’autre. J’étais programmé par mon enfance et mon éducation à croire que je me préparais à une vie qui allait commencer plus tard. On ne m’a jamais expliqué, enfant, que j’étais dedans, un moment après l’autre. » Aussi Waters puise-t-il dans sa propre mélancolie pour écrire ces paroles qui soulignent le caractère incontrôlable et invisible du temps, sa perpétuelle fuite en avant, inébranlable, ne laissant qu’à ceux qui rêvent un peu trop les lourds regrets d’un passé perdu et les amers remords d’un futur inachevé.
La profondeur des paroles va plus loin qu’il n’y paraît, de prime abord. Aucune parabole n’est due au hasard. Par exemple, on peut voir dans cette phrase initiant le dernier couplet : « And you run, and you run, to catch up with the sun, but it's sinking », une référence plus ou moins claire à l’une des toutes premières lignes de l’évangile de Jean, dans la Bible : « La lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont point comprise » (Jean 1:4-14). L’analogie est éloquente : le monde est plongé dans une obscurité telle que la Parole de Dieu (la lumière) ne peut se faire entendre, et s’y noie ; il faut alors qu’un messager (Jean) soit envoyé pour éclairer l’humanité. De même, la course du temps est comme une obscurité aveuglante qui pousse à vivre avec des œillères, sans réaliser que c’est maintenant qu’il faut agir et qu’après il sera trop tard ; et Time est ce messager chargé de nous ouvrir les yeux.
Après la longue introduction, Gilmour se met à chanter, suppléé par Wright et quatre choristes lors du pont. Puis c’est encore lui qui se lance dans un incroyable solo de près d’une minute trente, dialoguant alors, par la musique, avec le propos du texte de Waters. Face à la tragédie existentielle contenue dans les mots, la musique au contraire s’amuse à altérer notre perception du temps en jouant avec l’écho, la répétition de la mélodie du couplet et la distorsion du son ; comme si, par le pouvoir de la musique, l’on pouvait sinon contrôler le temps, au moins donner l’illusion que nous le dominons.
La magie euphorisante du titre naît de la synthèse d’un tempo ciselé et d’un phrasé calibré, le tout appuyé par les percussions – si bien qu’il est presque impossible de ne pas battre la mesure pendant l’écoute. Le morceau est réglé comme une horloge, sans décalage possible. L’emprise du temps est totale, et seule la guitare semble en mesure d’y échapper par moments, tel un funambule qui, sans cependant quitter les pieds de son fil, s’amuserait à le tordre et le retordre, à le faire onduler plus ou moins intensément, à sa guise. David Gilmour est ce funambule qui manie ses cordes avec grâce, défiant le fatalisme du texte de sa rage mélodique.
En ce sens Time se veut presque dialectique. La dichotomie entre ce qu’il dit textuellement et ce qu’il fait ressentir musicalement crée une tension qui noue la gorge de la première à la dernière seconde. Au premier couplet tirant un constat mélancolique quant à l’existence, répond ce solo divin qui illustre le passage à l’action, le refus de subir le flot destructeur du temps, secouant presque l’auditeur en lui criant : « lève-toi, maintenant ! ». Malheureusement, le dernier couplet, en rétablissement le dispositif instrumental du début, opère un retour fracassant à la réalité, comme une désillusion, comme le sursaut qui met brusquement fin au rêve. La boucle est bouclée, la clepsydre écoulée. Et tout a changé, ou presque… « The sun is the same in a relative way but you're older / Shorter of breath and one day closer to death. » On se croirait devant une toile d’Edvard Munch. Faut-il y voir une conclusion pessimiste ? Difficile à dire, tant on sort tout de même hardi de l'écoute.
Néanmoins, ce souffle court évoqué dans cette phrase, cette respiration encombrée du vieillard à l’horizon de sa vie, la fin du morceau en extrait tout le tragique par cette sorte de « pont » final. Et l’on imagine ce même vieillard, enfoncé dans sa rocking-chair, la pipe pendante coincée au creux des dents, le regard fixé sur les braises de sa cheminée qui elles aussi, comme sa vie, sont promises à s’éteindre… et attendant l'ultime son de cloche, celui qui résonnera au milieu des prières de ceux qui ont encore – eux – le temps de vivre. Maintenant.
Home, home again
I like to be here when I can
When I come home cold and tired
It's good to warm my bones beside the fire
Far away, across the field
Tolling on the iron bell
Calls the faithful to their knees
To hear the softly spoken magic spell.