Depuis un moment déjà, je dois écrire sur cette fiction-enfin si le mot peut s'appliquer ici- mais comme j'y suis viscéralement attachée, j'ai encore du mal à mettre des mots sur Manon, son parcours. C'est ultra réaliste, parti pris d'un documentariste assez doué, Jean-Xavier de Lestrade, le réalisateur de "3x Manon". Mais c'est avant tout une fiction, avec ce qu'il faut d'ellipses, de rebondissements et on va le dire de "romance" pour que ça puisse paraître trop "beau" pour être vrai. Enfin, une chose est sûre, Manon est là, pleine, entière, comme un petit oiseau au bec vengeur qui veut s'envoler mais s'enferme dans une cage tout en croyant être libre. Je m'explique, Manon refuse les règles, le conformisme et le système qui lui permettraient d'obtenir des points vers un droit de sortie provisoire et par là elle se sent libre. Or, elle se terre précisément dans sa violence, et refuse d'en sortir, ce qui la prive de liberté. car oui, gouvernée uniquement par ses émotions, ses pulsions et sa colère, Manon n'est pas libre ! Mais, ça, elle a 3 h (6 mois dans les faits) pour le comprendre.
Manon débarque là parce qu'elle a symboliquement "tuée la mère" en lui enfonçant un couteau dans le ventre. Si la mère s'en sort, la fille, même avec des remords, file tout droit en centre éducatif fermé. Mais dès la scène d'exposition, on sent qu'il y a chez Manon plus qu'une adolescente "à problèmes", c'est au plus profond d'elle que quelque chose la blesse, la tiraille, l'empêche de s'apaiser un instant. Son langage fuse, elle le laisse s'évader de sa bouche, sans le retenir. Elle n'est pas bavarde, ses mots sont haineux, récalcitrants, des cris. Mais c'est surtout son corps qui subit, Manon est gouvernée par la rage. Le premier épisode est prenant, étouffant. Il est à l'image de Manon, de sa mère ultra-protectrice, limite incestueuse, et de la musique assourdissante qui accompagne et démultiplie les émotions. Manon arrive et c'est l'ouragan, elle le trouve le moyen de se confronter dès le début. Il faut dire que, face à elle, il y a du répondant. Deux filles se battent, les éducateurs les séparent. La rage monte mais si l'envie d'être la plus forte se lit chez les deux jeunes filles, Manon se détache. Sa crise, superbe scène, superbe interprétation, est réelle et dévastatrice. Elle n'est comme plus là, et toute cette douleur qui semble sortir de sa violence apparente bouleverse. Le spectateur en est retourné. Se dire qu'on peut être bousillée mentalement à 16 ans, ça fait mal. Manon subit sa rage, elle ne la contrôle pas.
Autour de ce personnage vraiment attachant, malgré son attitude repoussante, gravite le système éducatif des centres fermés. Les éducateurs, un peu dépassés (par moment le seul bémol du film, ils restent trop catégorisés et ne sortent pas de leurs idées reçues) et la prof (superbe Alix Poisson, qui ne cesse de surprendre) de français qui croit en la magie des mots. Elle veut faire sortir littéralement le poison qui habite ces filles. Tout ce qu'elles croient ne pas pouvoir dire, tout ce qu'elles gardent enfoui. Et, dans tout ça, on peut la penser naïve (mais lucide!) quand elle croit au pouvoir du théâtre. Enfin, au pouvoir de l'art. C'est salvateur et réjouissant. Le théâtre a deux vertus salvatrices: les mots et la confrontation. Et c'est ça qui marche: aller jusqu'au bout, ne pas lâcher, tout de dire. Et tenter de gagner, de convaincre sa pire ennemie. Laisser de côté la rage pour la transformer en création. Comme il a le temps, le réalisateur ne fait rien trop vite et si les transformations de Manon sont parfois "trop" importantes, elles se font dans la durée, dans la prise de conscience.
La première force, la force tout court de la mini-série est de laisser le temps à la conscience de s'élaborer, de se rendre compte. Aucun jugement, Manon a le temps de vivre toutes ses violences, de se rendre compte elle-même quand elle va trop loin. De grandir aurais-je envie de conclure. Mais surtout tous ceux qui l'entourent peuvent lui donner à voir, à penser, à éprouver, que c'est en décidant elle-même de ce qu'elle veut vraiment qu'elle sera libre. Ni dans la rébellion permanente, ni dans la soumission aveugle. Mais dans l'apaisement. Manon nous hante encore longtemps, voire reste à jamais dans nos yeux et nos mémoires. Pour incarner ce personnage total et en contraste permanent, il fallait une actrice à la hauteur. Alba Gaia Bellugi y est parfaite de bout en bout parce qu'elle sait jouer la nuance, dans sa voix d'abord mais surtout s'impliquer par le corps. Le parcours de la rage vers la conscience, se joue déjà dans le contraste entre le langage qui hurle et le visage doux d'Alba Gaia Bellugi qui donne à rêver un sourire qui dirait que si tout reste à construire, tout est encore possible ...