Breaking Bad c'est, au sortir du visionnage de cinq saisons exceptionnelles, une superbe série noire, glauque, remarquablement écrite, qui cristallise en un seul personnage, Walter White, tous les maux d'une société mise à mal par la crise.
Avant de m'expliquer sur cette introduction, passons en revue ce qui fait la réussite indéniable de cette série.
Vous connaissez le pitch comme moi. Un professeur de chimie de lycée anciennement dans l'équipe d'un prix Nobel, pourvu d'une femme enceinte et d'un fils handicapé, apprend la cinquantaine passée, qu'il est atteint d'un cancer incurable. Il n'a plus que quelques mois à vivre. Angoissé à l'extrême à l'idée de laisser sa famille dans le besoin, il s'associe avec un de ces anciens élèves Jesse Pinkam, petit dealer sans envergure, pour se lancer dans la production et la vente de méthamphétamines...
Sur la forme, c'est un quasi sans faute. La réalisation est excellente, avec une multiplicité de prises de vues inventives (au point que par moments, ça frise le "too much") toujours au service de la narration. La musique est toujours appropriée, que ce soit celle composée pour la série ou les morceaux choisis en contrepoint des images qui défilent.
Sur le fond, les arcs narratifs déployés tout au long des cinq saisons sont remarquables, avec un suspens savamment distillé, mettant en exergue des situations où la morale et les valeurs des personnages sont constamment maltraitées... Le tandem phare "Pinkman / White" entretient une relation équivoque qui sous-tend toute les intrigues, entre fidélité et mépris, erzatz de filiation et rejet épidermique. Tous les personnages entrants et sortants sont ciselés, fouillés, (Saul Goodman, Gustavo Fring), jamais accessoires... Quant au casting, si la performance de Bryan Cranston crève l'écran, Aaron Paul en Jesse Pinkman n'a jamais cessé de me bluffer, incarnant la fragilité de son personnage avec une justesse rare...
Pourquoi évoquais-je la crise au début de cette critique ? Parce qu'à mon sens, Breaking Bad est moins l'histoire d'un homme qui pète un plomb (ce n'est vrai que le temps de quelques épisodes dans la première saison) que l'histoire d'un homme qui rejette les valeurs d'une société qui ne fonctionne plus, qui ne peut pas le soutenir, à qui il a donné sans compter sans jamais rien recevoir en retour. Animé d'un orgueil allant toujours croissant, Walter White rejette toute main tendue, veut vivre "son" rêve américain qui tourne au cauchemar, réussir seul, en dehors des limites imposées par la morale et accessoirement la loi.
Vous me direz, avec ou sans crise, l'histoire serait la même, mais je ne suis pas certain que Breaking Bad aurait une telle résonance sans ce contexte bien particulier que traverse notre époque depuis mi 2007 côté US. L'économie folle qui s'effondre, les valeurs positives du modèle américain qui battent de l'aile, la réussite court termiste se nourrissant du désespoir général...
Walter White refuse de mourir gentiment en laissant sa famille ruinée comme ce pays incapable de lui apporter des solutions le lui demande. Il décide de se battre, de "s'amoraliser" toujours plus afin d'échapper à l'inéluctable... Walter White est un homme en crise qui défie la défaite annoncée de son existence. Une existence qu'il a subi, qu'il reprend en main de façon la plus abjecte à son crépuscule.
EDIT : A présent que la série est achevée, on peut légitimement qualifier Breaking Bad de chef d'oeuvre. Quoique prévisible, sa conclusion est orchestrée avec une maestria sans commune mesure ou presque (Dans des registres différents, The Wire et Six Feet Under atteignent des sommets équivalents où (a)moralité et émotion se confondent) qui marque durablement le spectateur. Jusqu'au bout, l'ambivalence du personnage de Walter White a persisté. Un formidable salaud sur lequel il est bien complexe de se prononcer, qui va hanter longtemps les futures productions de séries souhaitant s'inscrire dans ce registre.