The Walking Dead
6.6
The Walking Dead

Série AMC (2010)

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[Saisons 1 à 6 : pas de spoilers pour qui s’en tient à ne pas lire les critiques des saisons qu’il n’a pas vues…]


Ces feuilletons sont nos Mille et Une Nuits. Que The Walking Dead tourne autour des morts-vivants ne change rien à la question : le spectateur est poussé à s’abandonner — ou ne s’y abandonnera pas — au plaisir de l’imaginaire pur, sur la durée et sans arrière-pensée. S’il est ici charitable, il retrouvera son âme d’enfant qui ne tient compte ni de quelques incohérences, ni de l’américanisme foncier des débuts — le côté « Bagnole, Famille, Armes à feu », qui d’ailleurs s’estompe progressivement.
Une série n’est généralement pas mauvaise si, à un moment ou à un autre, le spectateur souhaite sans scrupule la mort d’un personnage qui l’agace. J’insiste : un personnage. Car si c’est un acteur, c’est généralement que c’est un mauvais film. De toute façon les enfants se moquent des acteurs, tout autant que de la façon de tenir une caméra. L’important, et même sans parler d’identification, ce sont les personnages (critère n° 1 de la série d’aventures) et l’histoire (critère n° 2). (Pour moi, qui ai commencé à voir la première saison quand la sixième était diffusée, ça « marche » encore mieux quand je regarde les épisodes par séries quotidiennes de quatre ou cinq. Et c’est


Lori


qui m’agaçait…)
L’homme a besoin de repères, et c’est dans les situations extrêmes que sa nature apparaît : The Walking Dead prend comme présupposés ces deux principes, parfois antagonistes, sans lesquels tout ce qui ressemble à une fiction post-apocalyptique perd son enjeu (critère n° 3), et qui sont aussi au fondement de toute robinsonnade.


Si la première saison me paraît la moins bonne, notamment dans sa première moitié, c’est précisément parce que ces implications y sont peu exploitées. C’est assez logique : il faut d’abord que le spectateur découvre les personnages et le cadre (règle n° 1 : détruire le cerveau, règle n° 2 : ne pas faire de bruit). Du coup, c’est quelquefois bien artificiel, en particulier dans la typologie des personnages : le gentil shérif et son « meilleur ami », les papas poules, le redneck instable, les sœurs un peu cruchottes, le touriste sexagénaire, l’épouse effacée, l’Asiatique fureteur… On se doute bien que certains de ces personnages vont évoluer, et le spectateur perspicace aura compris que Carl est particulièrement à suivre à cet égard. Mais en attendant ils manquent d’épaisseur, ce qui est probablement le prix à payer pour une saison d’exposition aussi courte.
Paradoxalement — et c’est parce que la série présente des paradoxes qu’elle est intéressante —, l’escapade du groupe au C.D.C. dans les deux derniers épisodes ferme des portes scénaristiques (règle n° 3 : ne plus attendre de secours officiel) tout en ouvrant la question (voir critère n° 3) que Camus considérait comme la seule question philosophique valable, et qui est une question majeure de la fiction post-apocalyptique : celle du suicide. Jacqui et Jenner — le seul personnage de la série à être complexe dès son apparition, soit dit en passant — y répondent à leur manière,


qui est celle de la mère


dans la Route de McCarthy et dans son adaptation au cinéma.


Puis le « groupe d’Atlanta » expérimente la vie à la ferme : le havre bucolique dirigé par Hershel le patriarche montre qu’au prix de quelques efforts d’organisation, l’existence peut encore se rapprocher de ce qu’elle était avant l’épidémie. Mais la deuxième saison serait bien pauvre si elle ne faisait que transporter la première dans un autre lieu tout en achevant la mise en place du cadre (règle n° 1 bis : ceux qui sont déjà morts peuvent muter). Il y a autre chose ici.
Une clé du suspense dans un scénario consiste à rendre anodin ce qui semblait grave, et inversement. Ici, un personnage secondaire se perd dans les bois : premier maillon de la chaîne principale de causes et de conséquences qui court tout au long de la deuxième saison.
De même, les personnages commencent à évoluer. C’est évidemment le cas de Shane, personnage devenu problématique, dont la mort met fin au thème du triangle amoureux qui devenait lassant. C’est aussi vrai pour Carl, qui participe de moins en moins passivement à chaque nœud scénaristique ou presque : d’abord il n’agit pas (en se faisant tirer dessus), puis il n’agit pas jusqu’au bout (en libérant un rôdeur plus ou moins malgré lui), puis il agit (en achevant Shane), si bien que son importance croît au fil de la saison.
Une autre clé est propre à The Walking Dead. Elle permet de dérouter les aficionados du comic book et d’accrocher les autres. (Esthétiquement et intellectuellement allergique aux comic books en général, je fais partie de la deuxième catégorie. Ça n’est pas de ma faute, ni de la leur, c’est comme ça. Bref.) Elle consiste à rendre n’importe qui susceptible de mourir n’importe quand, y compris de la manière la plus idiote (cf. plus tard


Andrea, Beth ou Tyreese


). Ce n’est pas une découverte, c’est le vieux thème baroque du memento mori, c’est l’essence même du macabre, mais c’est très bien exploité ici. D’une manière générale, tout peut se passer à tout moment, y compris une brutale interruption de la scène archétypique (cf. Stand by Me) de la rencontre entre un cerf et un enfant.
Que manque-t-il alors à la saison 2 pour passer un palier ? Un peu de complexité, car la narration reste très linéaire et les thèmes ne sont pas encore pleinement exploités. Un peu moins de candeur aussi chez certains personnages : on en arrive assez vite à un point où n’importe quel spectateur trouvera naïfs les comportements d’un Hershel ou même d’un Glenn. Et puis, des comédiens, bordel ! La disparition de Shane a beau relever le niveau d’ensemble, le jeu d’acteurs bien sommaire (froncement de sourcils = colère, regard dans le vague = doute ou réflexion) peine à rendre la complexité des personnages. À la rigueur, c’est encore Chandler Riggs qui s’en tire le mieux.


La saison 3 oblitère ces défauts. Non que les comédiens soient devenus talentueux d’un coup : ils restent globalement inexpressifs ou surexpressifs, à la notable exception du très bon David Morrissey, mais cela se justifie désormais par le fait que leurs personnages sont perpétuellement à cran. On croira plus volontiers à une mine de déterré chez Robinson Crusoé au bout de vingt ans sur son île que chez Mohamed Ali avant une victoire. Là encore c’est le scénario, plus que les acteurs, qui prend les personnages en charge.
On devient moins naïf, on tire presque sans sommation et on courtise la paranoïa (règle n° 3 bis : les morts-vivants ne sont pas les plus à craindre) : tous les survivants suivent ces tendances et même Carl évolue, se rapprochant de la bombe à retardement psychologique qu’un enfant de son âge élevé dans ces conditions ne saurait manquer de devenir. Le travail scénaristique sur le long terme se fait en toute fin de saison, avec Michonne : elle n’apparaît que quelques secondes, mais en dépit de la règle n° 4 (la survie dépend en partie du hasard), le spectateur perspicace se doute que dans une série américaine, son katana et ses dreadlocks la mettent pour un temps à l’abri de partager le sort d’un Axel ou d’un Ben… Il est vrai qu’avec ce personnage assez tarantinien, on ne sera pas toujours loin du grand-guignol.
Quant à la narration, elle se complexifie. Ce n’est pas une qualité en soi, mais ici la complexité fluidifie judicieusement l’organisation de l’ensemble : le fait que des actions se déroulent en plusieurs endroits permet d’organiser plus facilement le rythme des épisodes, en fonction des impératifs de diffusion — ces fameuses quarante et une minutes en trois parties… Parallèlement, à une autre échelle, des épisodes de transition — mettons l’épisode 13, résumable en deux ou trois minutes clairement indispensables à l’ensemble — sont là pour vérifier l’adage selon lequel un bon feuilleton est davantage que l’addition de ses épisodes, tout comme un bon roman est plus que la somme de ses pages. C’est peut-être à partir de cette saison que l’on peut parler de Mille et Une Nuits.
Si The Walking Dead prend de l’envergure à partir de là, c’est aussi grâce aux enjeux introduits par sa partie « pénitentiaire ». (Qu’une prison devienne un lieu de salut est, soit dit en passant, l’un de ces paradoxes pas si fréquents dans une série, et qui lui donnent de l’ampleur.) Une fois le triangle amoureux brisé, et les préoccupations de cantine ne revenant plus que par intermittence, se posent enfin les questions du pouvoir et de la morale, amenées par la figure du Gouverneur. Incarnation charismatique du mal, séducteur et humain, ce dernier constituera


jusqu’à sa mort


le seul rival à la hauteur de Rick, dont il est un double inversé. Comme tel, il le fascinera — c’est l’intérêt caché de cet épisode 13, qui met en scène une négociation à l’issue de laquelle tous deux mentiront aux leurs —, au point qu’on se demande à un moment si l’inversion ne risque pas de devenir totale, en vertu de cet autre adage selon lequel les deux extrêmes peuvent se rejoindre.


Les événements empêchant le basculement figurent dans la saison 4, qui voit le Gouverneur revenir dans un cliffhanger d’un artifice absolu, mais qui « passe ».
Iliade jusqu’à la chute de la prison, Odyssée ensuite, celle-ci n’est pas dépourvue d’une forme de grandeur épique, flagrante par exemple dans les épisodes 4.8 (la destruction de la prison / de Troie) et 4.9 (Carl / Énée fuyant avec Rick / Anchise). Comme chez Homère, la forteresse est ravagée par une maladie et on sait qu’elle tombera : ce n’est qu’une question de temps. La destruction de la prison faisant écho à celle de la ferme, la structure ternaire (fortification / chute / errance) se répète avec les variations d’usage, et les survivants se retrouvent sur la route d’un « Terminus » dont on se doute aussi qu’il ne peut que mal — ou trop bien — porter son nom plein d’ironie tragique.
Cela implique certes une petite baisse de rythme, mais c’est l’occasion de mettre progressivement en place la suite de l’intrigue, avec trois personnages tarantiniens de plus : Eugene Porter, à propos de qui le spectateur perspicace aura compris


qu’il ne peut pas être fiable


, Abraham Ford le doublement mal nommé — ce type ne sait pas vraiment où il va et n’est pas foutu de ne pas tomber en panne dès qu’il conduit — et Rosita Espinosa pour la caution mini-short…
L’occasion aussi de faire évoluer les personnages. Carol gagne en ambiguïté. Rick continue son errance entre dévouement et folie. Hershel casse sa pipe, ayant accompli ses missions d’adjuvant dans le schéma actanciel — tu sais, le truc à la con que tu étudiais en sixième. Carl fait sa crise comme n’importe quel adolescent, à ceci près qu’il est armé, et qu’il y a un moment où l’expression tuer le père n’est pas loin de se concrétiser. Le Gouverneur, quant à lui, redevient humain : la banalité du mal, la soif de vengeance et de destruction, et comme ligne de conduite cette pessimiste observation de Jules Renard stipulant qu’il ne suffit pas d’être heureux, qu’encore faut-il que les autres soient malheureux.
Et puis il y a cet épisode 14. Une échappée semi-autonome, digression au cœur d’une errance qui ressemble de plus en plus à une débandade. Une bucolique sanglante d’une brutalité absolue, qui te fait dire que l’image de l’enfance dans la fiction de divertissement américaine a bien changé depuis Jurassic Park — tu sais, ce film où l’absence de poils pubiens semble un talisman contre la mort. Un bijou dramatique et scénaristique qui pose pas mal de questions au spectateur, et lui propose cinq ou six fausses pistes avant de lui rappeler que celle à suivre en était une autre, à la fois la plus dissimulée et la plus évidente. « Le Verger » est surtout le mieux filmé de tous les épisodes des cinq premières saisons, avec un travail sur la lumière, les cadrages et les mouvements de caméra pas si fréquent dans The Walking Dead. Ça change un peu de la réalisation efficace-mais-stéréotypée qui caractérise — ou ne caractérise pas, justement — un certain nombre de séries.
La fin de la saison montrera à quel point le monde et ses habitants ont évolué : chacun se méfie, et pourtant la méfiance n’évite pas la mauvaise fortune.


Le premier épisode de la cinquième saison pourrait être le dernier de la quatrième. On y trouve la confirmation que les habitants de Terminus sont cannibales.
Elle fournit l’occasion de revenir sur la violence dans The Walking Dead. Inutile de rappeler que, physique ou psychologique, elle y est omniprésente. Parallèlement, les flots d’hémoglobine, les boyaux suspendus et la purée de cervelets choquent peu, d’autant que tout au long de la série, la façon dont les zombies se font achever — entrebâillement de porte, coffre de voiture, lance à eau… — prend progressivement les allures d’un jeu. Soyons clairs : ces exécutions de zombies sont trop distanciées pour mettre mal à l’aise. Mais il y a aussi une rencontre entre Rick et une femme si misérable qu’elle a l’air d’un zombie (4.1), une décapitation mise en scène façon Daesh (4.8), un coup de folie (4.14), une tentative de viol sur un adolescent (4.16) et une série d’égorgements pratiqués de sang-froid (5.1). C’est cette violence-là, sordide et réaliste, qui marque le plus et qui, sans jeu de mots ou presque, prend aux tripes… — l’une des raisons pour lesquelles The Walking Dead n’est finalement pas exactement une série de zombies, et pas plus une série d’horreur que n’importe quelle policière du dimanche soir.
L’occasion aussi de revenir sur ce qui, dans la série, semble à priori ne pas coller. Le spectateur perspicace (encore lui) a pu se demander à la fin de la saison 2 ce que devenait Morgan : ou bien il n’en entendra plus parler, s’est-il dit, ou bien il le verra revenir d’une façon ou d’une autre. Idem pour Beth (épisode 4.14). Encore de la même façon, il ne peut pas sérieusement admettre (épisode 4.11) que Washington fût épargnée, même partiellement, par la contagion : soit cette idée arrive comme un cheveu sur la soupe, soit Porter ment… À chaque fois, entre l’incohérence — assez proche de ce qui a tué Lost — et la confiance accordée au spectateur, les scénaristes ont choisi la seconde solution, la bonne. C’est peut-être l’une des raisons du succès de The Walking Dead.
L’intrigue se complexifie relativement dès le quatrième épisode, avec la même multiplication des théâtres d’opérations (jusqu’à quatre simultanément : l’église, le camion de pompiers, l’hôpital, le groupe de Rick) et la même richesse thématique (comme le motif de la croix dans l’épisode 4.7) que précédemment.
Par ailleurs, la structure de la série redevient progressivement nomade. Dans une saison de transit, sinon de transition, il est logique qu’il ne se passe pas toujours quelque chose. Ainsi, une parenthèse citadine et hospitalière présente des personnages qu’on devine sans grand avenir. La véritable raison de ces épisodes n’est pas tant de sceller — assez artificiellement — le sort de Beth que de dresser un tableau de la situation générale dans le pays, différente de ce qui prévalait dans les deux premières saisons, et annonciatrice d’Alexandria : à présent les petits groupes ont disparu, et les communautés survivantes savent se préserver des morts-vivants autant que des humains. C’est un peu comme le début du dernier jour d’un tournoi de poker, où il ne suffit plus d’attendre pour rester.
En fait, j’ai eu l’impression que par moments, les scénaristes produisaient quelque chose de délibérément mou : l’épisode 9, consacré aux souvenirs de Tyreese, est le premier depuis longtemps à être vraiment chiant, le 10 est sauvé par sa chute, et les épisodes 12 et 13 semblent n’être là que pour introduire l’idée de feu sous la cendre, de calme avant la tempête… Un truc qu’on peut se permettre dans une série qui a trouvé son public, mais dont j’espère qu’il restera utilisé avec parcimonie.
Alexandria fait revenir les personnages à la vie civile — encore que Daryl rende l’expression sujette à caution — et redonne de la richesse à l’intrigue, avec un nouveau type de leader. Ce retour est aussi celui de la question morale, laquelle se pose avec plus de véhémence à chaque fois que les héros rencontrent un autre groupe. Ici, le thème de la manipulation est remarquablement traité — dans quelles circonstances se justifie-t-elle ? — et redonne encore de l’envergure à Carol la housewife à calibre, sur qui on n’aurait pas parié un cent au début de la série. On retrouve un jeu d’opposition entre barbarie et humanité, bien sûr, mais aussi entre les ex-nomades débrouillards et les nantis inadaptés, ce qui est une variation intéressante.
D’une façon générale, la fin de la saison fonctionne par contrepoint, approfondissant concrètement le thème du double. Dieu s’oppose au Diable, Alexandria (prison dorée) s’oppose à la prison (refuge avec des barreaux), mais fait aussi écho à Woodbury : deux utopies / dystopies qui ne se distinguent que par leur forme de gouvernement, et font porter le propos sur le mode de vie américain — ici le culte de la transparence et la répartition du travail — plus que sur les zombies. En envisageant de s’emparer du pouvoir, Rick ne fait que continuer à marcher sur les traces du Gouverneur.
Évidemment, on n’a pas oublié de préparer la saison 6 : Morgan revient, bien sûr, et on se demande ce que viennent faire là ces zombies au front marqué d’un W qu’on voit apparaître dès l’épisode 9. Et puis ce putain de spectateur perspicace se demande si le diabolique Gabriel n’a pas sur la conscience un secret plus lourd que cette histoire de paroissiens abandonnés.


Alors que j’avais regardé les cinq premières à la chaîne (1), j’ai préféré étaler la sixième saison sur un petit mois. Compromis entre le suspense et la satisfaction et plaisir de pouvoir suivre l’actualité d’une série, après qu’une cliente d’un magasin de DVD m’a divulgué (2), aux alentours de la mi-février, que Daryl était vivant. Daryl le tueur d’opposums, Daryl le dur à cuire, Daryl qui est à plus d’une téléspectatrice ce qu’un jardinier fut à lady Chatterley, Daryl le sauvage qui vous apporte le grand frisson avec sa tignasse en friche, ses bras huileux et son arbalète bandée prête à décocher ses solides carreaux pointus. Bref.
Sinon, ces séries américaines, c’est toujours comme la pêche. L’animal qui est d’un côté de la ligne essaie d’échapper à l’autre, en se fourrant dans un herbier, derrière une souche ou au milieu d’une épave, tandis que l’autre ruse pour le remonter à la surface. Mais si le fil pète, ça fait de l’audience en moins. Du coup, des scénaristes ou des spectateurs perspicaces, on ne sait pas trop qui sont les poissons ; imaginez des carpes désireuses de remonter à la surface ou des adeptes de pêche sans victimes (3) qui passeraient volontiers deux jours à lutter en vain. Le dernier épisode voit le camping-car cars des héros se faire indirectement guider dans la gueule des mal-nommés Sauveurs : peut-être une autre métaphore des relations entre une œuvre et son public, ou entre un public et son œuvre… Ce serait un autre de ces clins d’œil — moins des touches d’humour à l’attention des lecteurs des comic books, que des marques de recul apportées à une série qui en manquait notoirement —, à la façon du grand final qui brisera le quatrième mur (« You can breathe, you can blink, you can cry. Hell you’re all going to be doing that. »). Clins d’œil que des épisodes presque thématiques entretiendront — le gynécée de la mort de « The Same Boat », « Not Tomorrow Yet » et son côté Pulp Fiction (4)…
La structure générale de la saison est plus ou moins symétrique de la précédente : une première moitié préparatoire qui manque parfois de rythme, puis une seconde qui fait la part belle à l’action, avec un chef-d’œuvre en guise de reprise de mi-saison (5). À mon sens le meilleur épisode depuis « Le Verger » (saison 4), « No Way Out » joue sur un tout autre registre et propose trois quarts d’heure purement épiques d’une tension ininterrompue, parfois entretenue avec facilité — c’est probablement le plus chargé en musique de toute la série.
La question des — finalement timides — Wolves est donc assez vite réglée. Et l’invasion de zombies assez vite matée, qui semblait faite avant tout pour rappeler que les ennemis les plus redoutables sont humains : face à une meute, aussi massive soit-elle, la jugeote et le courage suffisent, mais on le savait déjà. (En réalité, c’est parce qu’elle est prévisible, y compris par les personnages eux-mêmes, que cette attaque a indirectement des fonctions intéressantes dans le récit : traiter l’enjeu posé en fin de saison 5 — le pouvoir intra muros —, et éloigner les personnages d’Alexandria de façon à leur apporter leur lot d’inconnu.) Et les gentils compagnons du gentil Rick se retrouvent, pour la première fois depuis le début de The Walking Dead, en position d’agresseurs.
Jusque là, les épisodes étaient plutôt à voir un par un, et relativement inégaux : si l’irruption des Wolves dans Alexandria (épisode 2) m’a paru insuffisamment préparée, elle est suivie d’un épisode plein d’une noirceur bienvenue avec la mort de Glenn, qui fera par la suite très artificiellement son retour (6). Entre-temps, on aura eu le bel épisode 6 et son très beau prologue, mais aussi la très fastidieuse analepse (7) consacrée à Morgan — que je continue par ailleurs à considérer, depuis son retour, comme un personnage raté, parce qu’il n’est approfondi que dans une direction, alors qu’en moins de temps même une Denise ou une Enid gagnent en ambiguïté.
D’une façon générale, les personnages évoluent moins dans la sixième saison que dans les précédentes, soit parce que ce n’est plus le moment, soit parce qu’ils sont devenus très nombreux, soit parce qu’ils meurent tôt — ah ! la fin de Denise, ou comment j’ai cru voir une bulle remplie de points d’exclamation sortir de mon propre visage ! La janusienne femme au foyer (8) Carol fait exception, et le choix de la faire douter rend l’ensemble plus réaliste, tout en ménageant une ouverture pour la suite du scénario. De même, le débonnaire sergent Abraham Ford, ainsi que Carl, pour qui le ratio entre temps d’apparition à l’image et complexité est particulièrement favorable, grâce à l’écart qu’il propose par rapport à la figure ordinaire de l’adolescent cool (9) des séries américaines, mais aussi par ce que son éborgnement, définitif, temporaire, réel ou à venir suppose de ressemblance avec le Gouverneur, donc le Mal, et parallèlement double du père.
D’un point de vue moral, je m’en fous, car je n’ai jamais considéré une œuvre de fiction comme une leçon de morale ; mais pas les personnages, pour qui rien de ceci n’est une fiction. La question de la confiance est l’enjeu central de toutes leurs relations ; de l’extérieur, elle n’est qu’un thème, central sans aucun doute, et même constitutif de l’épisode 6, mais qui deviendra caduc dans le dernier quart d’heure de la saison. Et il y a pour le spectateur perspicace une jubilation peut-être un peu sadique à constater que la série semble avoir pris l’habitude de détruire ce qu’elle avait bâti — et l’on retrouve ces motifs baroques de la surcharge, de la précarité de l’existence, de la mort exhibée, etc.
Mais revenons à l’arc narratif de la sixième saison, entièrement dirigé vers le personnage qui devrait tenir à lui seul la septième : Negan par ci, Negan par là, Negan dont on prononce le nom mais qu’on ne voit qu’in extremis, Negan auprès de qui le Gouverneur ferait figure d’humble porteur d’eau, Negan le rançonneur qui terrorise ennemis et alliés, Negan dont les sous-fifres eux-mêmes sont si coriaces qu’il faut un lance-roquettes pour s’en débarrasser, Negan qui, à en croire Hitchcock, assurera la réussite de la série s’il est réussi.
Mais l’arc en question ne décochera sa flèche qu’en début de saison prochaine. D’où le mécontentement d’une bonne partie des spectateurs, qui devrait pourtant se livrer au plaisir de formuler de délicieuses hypothèses pendant six mois : on saura enfin qui est mort… Dans cette rétention d’informations, on peut voir un échantillon représentatif de The Walking Dead en général — et de pas mal d’autres séries américaines. Tel admirateur inconditionnel (10) regrettera que les scénaristes, les producteurs ou AMC n’aient pas eu le cran de se couper d’une partie du public en éliminant ainsi un personnage principal en toute fin de saison. Un tel fera remarquer que cette lâcheté peut être paradoxalement une forme de courage. Tel autre objectera que de nombreux passages de la seconde mi-saison (5) se retrouvent sans objet du fait même de cette conclusion qui n’en est pas une. Un quatrième dira alors que la plupart des fictions d’aventures sont construites ainsi. Tel autre encore déplorera que le commercial prenne ainsi le dessus sur l’artistique. Un sixième interviendra pour affirmer qu’on peut avoir de bonnes idées pour de mauvaises raisons… Et au bout du compte la saison 6 aura réussi son coup.


(1) Il paraît qu’on dit binge watching.
(2) Il paraît qu’on dit spoiler.
(3) Il paraît qu’on dit no kill.
(4) Il paraît qu’au Québec on dit Fiction pulpeuse.
(5) Il paraît qu’on dit mid-season.
(6) Il paraît qu’on dit come back.
(7) Il paraît qu’on dit flash back.
(8) Il paraît qu’on dit housewife.
(9) Là, je laisse, parce que tranquille ou décontracté ne suffisent pas à rendre cool.
(10) Il paraît qu’on dit fan.

Alcofribas
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le 9 mars 2016

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