Autant dire que le visionnage de la minisérie en 4 parties « Adolescence » est éprouvant. Le spectateur du fait du procédé utilisé pour filmer chacune des parties de la série, n’est pas seulement installé dans la position classique et relativement confortable du voyeur distancié, mais aussi dans celle du témoin qui trace chacun des protagonistes. Il s’agit d’un parti pris de mise en scène (ici particulièrement efficace) dans lequel la caméra suit sans interruption ni plans de coupes, tous les interprètes de la série, sans répit, pourrait-on ajouter, au cours de chacun des épisodes. Le premier est consacré à l’arrestation brutale de Jamie, un adolescent de 13 ans au visage impubère, soupçonné de meurtre sur la personne d’une camarade de classe. Le second interroge l’environnement scolaire de Jamie, le troisième, son évaluation par une psychologue, et le dernier est consacré à ses parents plus d’un an après les faits.
Un malaise majeur se dégage de la série. Celui de devoir réfuter toutes les pseudo-compréhensions qui surgissent à foison dans les journaux dès qu’un fait divers de ce type est commis, et qui ont comme caractéristiques de pousser au manichéisme et à la simplification outrancière (surtout dès qu’il s’agit de leur éventuelle exploitation politique).
« Adolescence » n’est pas une série policière au sens classique du terme, mais une série sociale qu’il faut se garder de transformer trop vite en série politique. Elle interroge avant tout les modalités de liens sociaux qui prédominent dans les sociétés occidentales, en particulier à l’adolescence.
Qu’est en réalité l’adolescence de nos enfants, et jusqu’où sommes-nous responsables de celle-ci ?
D’un point de vue personnel, Jamie est loin d’être le petit ange innocent qu’il parait être, et comme l’imagine sa famille. À cet égard, la scène de sa confrontation avec la psychologue est terrifiante. (Les enfants, contrairement à ce que l’on pense couramment, apprennent très tôt l’art de la manipulation d’autrui.)
Quant au second épisode qui nous plonge dans la réalité du collège, autant dire qu’il ne s’agit rien moins que d’une descente aux enfers, d’autant plus terrible évidemment qu’elle est pavée des meilleures intentions. Entre les élèves insolents, impulsifs ou cyniquement indifférents (même en uniforme !), les professeurs démissionnaires ou au contraire les pédagogues naïfs serviables et altruistes sans compter ceux qui veulent jouer les psychologues soucieux du bien-être de leurs collégiens, tout cela au milieu d’exercices d’alerte dont tout le monde semble se moquer : en un peu moins d’une heure, la vision chaotique d’une école qui peine à remplir l’essentiel de sa mission est accomplie ; une école dont toute autorité véritable parait absente ou diluée. Il faut dire qu’il lui est lourdement demandé de nos jours à cette école, surtout dans cette tranche d’âge. Il faut aux professeurs tout à la fois assurer un minimum d’enseignement, jouer les éducateurs, voire les psychothérapeutes et les assistances sociales, autant dire une mission impossible que viennent alourdir encore le manque d’effectif et le manque de formations. Une des enquêtrices le répètera d’ailleurs par deux fois : l’école, ça sent mauvais…
Quant à l’épisode final centré sur la famille de Jamie, en particulier ses parents, sa force se trouve au sein de la banalité des propos échangés entre sa mère et son père à l’occasion de l’anniversaire de ce dernier. Une famille de classe moyenne « normale », aimante, attentive à leurs enfants, comme il en existe, par-delà les caricatures, des milliers dans chaque pays... Comment en sont-ils arrivés à engendrer un meurtrier et comment continuer à lui manifester leur amour malgré son geste et l’hostilité du voisinage ? Les voilà pris dans une quête sans réponses assurées ni satisfaisantes, si ce n’est d’avoir sans doute trop respecté l’isolement dans sa chambre de leur fils réfugié sur son ordinateur sans qu’ils sachent vraiment ce qu’il y fait.
Alors, s’il y avait une conclusion ou une moralité à tirer ce cette histoire (fictive, mais interrogeant l’augmentation des agressions à l’arme blanche au Royaume-Uni commises par de très jeunes adolescents), ce serait d’abord de cesser de considérer les adolescents comme une tribu exotique à décrypter seulement par des ethnologues et des spécialistes. Les adultes doivent se mêler aux adolescents, une tâche ardue qui consiste à respecter leur intimité sans pour autant les autoriser à ne rendre compte de rien et à agir à leur guise. À ce sujet, la série montre clairement le rôle des réseaux sociaux, la puissance de ceux-ci chez les adolescents, et en quoi il importe d’en connaitre les codes. Car ces réseaux sociaux placent les jeunes adolescents (et pas qu’eux) dans un monde où réalité et virtualité sont confondues, sans le moindre recul. Un monde sans surveillance, une bulle brute qui décuple la violence et les pulsions, dans lesquels l’emballement conduit au pire. Et c’est bien ce qui est arrivé à Jamie : que ne ferait-on pas pour être populaire, pour exister et riposter aux attaques et aux moqueries dont on se sent la victime ?
Presque jusqu’au bout, Jamie répète à satiété « qu’il n’a rien fait de mal » et dénie ce qu’il a commis, car il est incapable d’en mesurer les conséquences : la mort reste une virtualité parmi d’autres.
Dans ce contexte, le mot de la fin « j’aurais dû faire mieux ! » qui revient au père dévasté, débouche sur une aporie : il aurait dû faire mieux, pense-t-il, mais aurait-il seulement pu ?