Saison 1 :
On peut imaginer que Ricky Gervais est arrivé à un âge où il a moins envie de nous faire rire en représentant l'absurdité du monde, et - même avec tendresse - l'insondable profondeur de la bêtise - ou de la vanité - humaine... Un âge où il se pose des questions quand à ce qu'il peut, lui, faire pour son prochain... à part le faire mourir de rire ou de gêne, ou bien les deux.
Dans "After Life", Ricky Gervais s'imagine donc en veuf dévasté par la tristesse, libéré de toutes les craintes qui nous empêchent en général d'exprimer ce que nous pensons des autres (puisque le chagrin absolu qu'il ressent l'amène à s'imaginer qu'il peut toujours faire, à tout moment, sans difficulté, le choix du suicide...) : c'est ce qu'il appelle un super pouvoir. Et qui, bien entendu, est une super malédiction, la méchanceté, pour provoquer une jouissance immédiate, le renvoyant irrémédiablement vers le désespoir.
"After Life" commence donc sous la forme d'une vengeance jouissive contre tous les fâcheux et les imbéciles, fonctionnant selon le mécanisme bien connu du défoulement via une tierce personne. Comme Tony, le héros de "After Life", nous avions depuis toujours envie de dire ses quatre vérités à ce facteur fainéant, à cette collègue de travail frustrée et illuminée, à ce copain qui se complaît dans la bouffe, à ce junkie qui vole et triche pour pouvoir payer sa dose, à ce gamin roux et obèse qui martyrise les autres à l'école... Mais, bien sûr, Tony va vite découvrir que chacun a ses raisons d'être ce qu'il est, et que derrière chaque comportement abusif, révoltant, insupportable, il y a un drame que l'on ignore...
A partir de là, mais non sans en être passé d'abord par l'irrémédiable (une sorte de crime par procuration, qui soi dit en passant, prouve que Gervais n'a pas froid aux yeux...), il va bien falloir recommencer à regarder et écouter les autres, puis peu à peu à les comprendre, et peut être à les aimer... à nouveau. Un peu. Le travail de deuil, le retour à la vie, l'acceptation de tout ce qui est horrible dans l'existence, mais aussi cette évidence pas si triviale que l'on peut toujours sourire à quelqu'un : la conclusion de "After Life" est tellement "feel good" qu'elle ne peut que décevoir nos attentes "sadomasochistes", qu'avaient pu faire naître ses premiers épisodes nihilistes (… sans même parler de ces sublimes moments embarrassants au bureau, qui renvoient aux meilleures idées de "The Office"...). Il faut pourtant un certain courage pour reconnaître ainsi que la bienveillance est une valeur beaucoup plus dévaluée que le cynisme. Ou pire, pour admettre, en regardant le téléspectateur dans les yeux, que l'on fait avant tout ce métier d'amuseur public pour être aimé.
"After Life" se clôt après 6 épisodes tout-à-fait réjouissants par une singulière hymne à l'amour, qui ne nous embarrassera que si nous le voulons bien. Soyons honnêtes, même si nous nous sommes amusés un temps de ce jeu de massacre mené de main de maître par Ricky Gervais, n'avons-nous pas plus encore envie de vivre pour toujours dans cette petite ville anglaise idéale, toujours inondée de soleil, à deux pas de la mer, où l'on fait tous les jours la même chose, où le travail est un simple divertissement entre deux promenades avec son chien ? Certes une ville où vos voisins rivalisent de bizarrerie pour apparaître dans la gazette locale (déguiser son bébé en Adolf Hitler, reconnaître le visage de Kenneth Branagh dans une tache d'humidité, faire du riz au lait avec son propre lait maternel, ce genre de choses...). Mais aussi un monde dans lequel votre père dévasté par Alzheimer se souviendra toujours de vous comme ce petit enfant qui crayonnait sur le papier peint...
… Après la Vie, pour une sorte d'éternité suspendue...
PS : chacun des 6 épisodes se clôt par une chanson magnifique (Nick Cave, Elton John, etc...) qui illustre parfaitement le trajet émotionnel de Tony, et nous serre le cœur, nous met les larmes aux yeux. Comment ne pas remercier Ricky Gervais pour ce beau cadeau musical ?
[Critique écrite en 2019]
Saison 2 :
La conclusion de la première saison de "After Life" avait révolté pas mal de fans de Ricky Gervais, qui y abandonnait la verve corrosive et misanthrope caractérisant la série jusque-là, pour embrasser, toute honte bue, les mécanismes du "feel good" movie. Il y a fort à parier que les déçus de l'époque vont abhorrer cette seconde saison, qui voit Gervais noyer les quelques moments de cynisme et de noirceur subsistant çà et là - quasiment tous dus à des personnages "secondaires" ou aux fameux interviews d'habitants "extra-ordinaires" (c'est-à-dire dignes d'intérêt pour la gazette locale de Tambury où travaille Tony, notre veuf inconsolable) - dans un sirop de douceur, de gentillesse, d'humanité propre à provoquer une épidémie de caries dentaires chez les téléspectateurs !
Il faut d'ailleurs un certain temps à cette seconde saison pour démarrer : le premier épisode, peu emballant, sert surtout à prouver que Gervais, comme son personnage ("I feel.. Panicked, all the time. Like I am going to do the wrong thing, so... I don't do anything", explique d'ailleurs Tony...), ne sait pas encore bien que faire de son dernier "jouet" : va-t-il retourner franchement vers l'humour noir et la contemplation accablée de l'humanité qui nous ont tant fait rire (en faisant déclarer à Tony qu'il n'exercerait désormais son mépris et sa haine que sur "des personnes qui les méritent"...) ? Ou bien poursuivre l'exploration de ce retour à la vie qui se dessinait à la fin de la première saison ?
Le choix - finalement plus audacieux que les contempteurs de la série ne veulent l'admettre - sera de faire plonger Tony à nouveau dans le désespoir, et conférer à la quasi totalité de la saison une tonalité hébétée : regarder en boucle les vidéos d'une vie de bonheur à jamais disparue devient pour Tony une sorte de vice pervers, et essayer d'être gentil envers son entourage ne va pas au-delà du pur mécanisme de défense, pas si différent finalement de l'agressivité systématique qu'il déployait encore il y a peu. Et à la fin de la saison, Tony découvre que la possibilité du suicide n'est plus un "super-pouvoir" comme il le croyait (feignait de le croire ?), mais bien une effroyable réalité.
Bien sûr, on rira beaucoup moins devant cette seconde saison, mais on versera régulièrement notre petite larme en contemplant - aussi accablés, aussi effarés que Ricky Gervais - l'impossibilité fondamentale de continuer ("Life Goes On" ? Fumisterie !) quand la Vie nous a quittés. On se dira souvent qu'on tient finalement avec "After Life" une version plus "grand public", moins "hardcore" de "Derek", le chef d'oeuvre de Gervais : moins brutale émotionnellement, cette nouvelle série repeint pourtant le monde de Derek de couleurs encore plus sombres... Jusqu'à cette "solution" - à la fois dérisoire et géniale - que formule peu à peu Tony : le monde dans lequel, à la limite, il peut encore vivre, c'est celui de "Groundhog Day" ("Un Jour sans Fin"). Un monde de répétition permanente, un monde où rien ne peut avoir de réelles conséquences, un monde de petits riens (ou de grands désastres...) d'où tout "sens de la vie" aurait disparu à jamais...
... Un monde dans lequel la dépression de Tony aspire ceux qui l'aiment. La porte qui se referme, dans le tout dernier plan de cette seconde saison de "After Life", montre que le piège de "Groundhog Day" s'est refermé. S'il décide de continuer sur cette voie, il est bien possible que Ricky Gervais nous offre l'année prochaine une troisième saison littéralement terrible. Mais, avec ce diable d'homme, rien n'est jamais sûr, et c'est très bien comme ça !
[Critique écrite en 2020]
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Saison 3 :
Il y a plus d’un an et demi, on quittait un Tony Johnson plus dépressif que jamais, en se demandant ce que Ricky Gervais allait bien pouvoir inventer pour poursuivre – et, on le sait maintenant, terminer – sa série sur le deuil et l’impossibilité de survivre à la mort de l’Amour. Peut-être à cause du Covid, il a donc fallu attendre plus longtemps que prévu pour connaître la fin de l’histoire – dans tous les sens du terme : d’ailleurs, on regrettera que Gervais, avec son humour redoutable, ne fasse rien de la pandémie, hormis l’évoquer à deux reprises dans ses dialogues… Peut-être nous réserve-t-il le plaisir d’une nouvelle série qui soit entièrement consacrée au Covid, qui sait ?
Le premier épisode de cette dernière saison de "After Life", particulièrement peu imaginatif, lourdement plombant, inquiète : la dépression noire de Tony semble même correspondre à un visible vieillissement physique de Gervais (comme à nous tous, les différents confinements ne lui ont sans doute pas fait du bien !), et même si une saison de la série est une affaire assez courte, dans les trois heures environ, on se demande bien comment Gervais va gérer l’immobilisme buté de son personnage.
Sans spoiler, disons seulement que le plan secret de Gervais est de nous amener doucement, sans rien bouleverser de l’équilibre instable installé depuis le début dans la vie minimaliste de ses personnages, à un tout dernier épisode où il va résumer une sorte de philosophie de la vie, qui nous laissera, immanquablement, en larmes. D’une part, "After Life" se conclura sur une sorte d’idéalisme léger – qui sera forcément critiqué à nouveau par ceux qui attendent surtout de Gervais du nihilisme et de la cruauté – prônant la possibilité d’une nouvelle chance pour tous les losers (enfin, pas ceux qui prône le retour à la masculinité toxique du XXè siècle !). De l’autre, Gervais affirmera non sans bravade, dans le dernier plan du film, simple mais admirable, que nous ne décrirons pas ici que, oui, il souhaite que tous les autres soient heureux, et qu’il va faire le maximum en son pouvoir pour qu’ils le soient, mais il préfère se condamner lui-même à la solitude et à une pure et simple disparition.
Bon, avant ce final crève-cœur, on aura quand même encore beaucoup ri durant cette saison, même si les meilleurs moments ne sont pas cette fois les blagues scato ou sexuelles (il n’en manque heureusement pas non plus…), mais plutôt les scènes – très méchantes pour les protagonistes masculins – où Kath fait des rencontres amoureuses, ainsi que le défi sportif lancé par Matt à Tony, à l’issue a priori imprévisible.
Si l’on est obligé d’admettre que "After Life" a quand même largement dépassé la durée que justifiait un pitch de départ assez léger, on quitte Tony et sa bande d’amis (ou d’ennemis) dégénérés avec regret. Mais on attend donc de Ricky Gervais, et dès que possible, une nouvelle série, puisque les sujets sur lesquels exercer sa causticité ne manquent pas : on a déjà parlé du Covid, mais la Grande-Bretagne a aussi besoin d’une bonne réflexion sur les joies du Brexit et du retour à la « souveraineté nationale ». A toi de jouer, Ricky !
[Critique écrite en 2022]
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