La vie est courte et les séries trop longues : alors que je prends à peine la mesure de ce qu’il me reste à découvrir du cinéma, le torrent de propositions qui se déverse chaque année me semble abyssal, et j’attends généralement une décantation et de multiples recommandations pour laisser sa chance à un titre.
Je dois la découverte de BoJack Horseman à un élève. En fin d’année, j’ai demandé à mes classes, en guise d’exposé, de me présenter une œuvre qu’ils voulaient faire connaître, et Clément a fait la meilleure présentation qu’on puisse imaginer de cette série.
J’ai donc passé une partie de l’été avec un cheval perdu dans Hollywoo, cité des vanités, d’abord séduit par cette capacité de la série d’animation à faire feu de tout bois, et à un inventer un univers à peine parallèle où les animaux anthropomorphes croquent avec justesse les travers humains. La satire fonctionne à plein régime, et réactualise toutes les formes anciennes, de la fable aux contes philosophiques, pour accompagner avec la tonalité joviale de circonstance la danse colorée d’une civilisation en train de s’éteindre. La variété délirante des personnages, les partis-pris et les concepts (un muet, les jeux sur les temporalités, un monologue de 25 minutes, un bottle episode…), font état d’une inventivité permanente, qui se complexifie de saisons en saisons pour multiplier les espaces et les temporalités. Le comique se déploie autant sur un sens aigu du rythme, de punchlines sarcastiques que d’une propension à l’absurde ou un trait caricatural autorisant tous les excès, notamment par le destin haut en couleur du personnage de Todd. On ne saluera jamais assez le travail des comédiens de doublage, qui font ici des miracles pour incarner des personnages esquissés dans une animation rudimentaire qui finit par tenir de l’évidence. Le défi est d’autant plus élevé si l’on prend en considération la richesse musicale des dialogues, et les jeux d’allitérations des différents concepts sur lesquels brode notamment Princess Carolyn.
Mais toutes ces qualités sont le lot commun de bien d’autres propositions. BoJack Horseman ne se contente pas de cette posture cynique face à un monde qui a tant à offrir pour qu’on le haïsse. Le protagoniste est lui-même aussi détestable que l’univers qu’il conspue, et dont il a conscience d’être le pur produit. En avance de quelques années sur le tempo de l’époque (la série a commencé sa diffusion trois ans avant l’affaire Weinstein), le récit suit le candidat idéal au cancel (qui sera l’objet des dernières saisons), en nous obligeant à rester en sa compagnie, à l’image de tous les personnages secondaires qui le supportent – dans les deux sens du terme. Et c’est là que le miracle advient : dans cette capacité à sonder la complexité d’un individu. En opposition frontale avec la sitcom qui a fait de lui une star, et dans laquelle chaque épisode se conclue, comme l’exige le cahier des charges, par une leçon de morale, la vie de BoJack est celle d’un enfant riche à millions, irresponsable, camouflant ses appétits derrière l’alibi de l’alcool, la drogue et la célébrité. Sa rencontre avec Diane dans les premiers épisodes, qui occasionne l’écriture d’une biographie qui sera sans compromis, donne le ton sur les intentions du créateur : décaper, progressivement, toutes les couches, faire tomber tous les masques pour se retrouver face au grand gouffre impossible à remplir. La dépression, gigantesque fantôme qui rode sur tous les personnages, alimente autant l’humour comme un mécanisme de défense qu’elle creuse des puits de vérités : la contemplation mélancolique d’une ligne d’horizon, un échange sincère, une séquence musicale, un souvenir obsédant. Le long cours permet ainsi de remonter certains fils, de faire état de cette transmission toxique entre les générations, mais ne cherche jamais à réhabiliter, excuser ou légitimer. Elle présente des êtres brisés qui prennent d’abord conscience que la vie n’est pas un scénario, puis, progressivement, que les fragments fragiles de joie pourraient éventuellement composer des aperçus de ce que serait le bonheur.
Point de leçon, donc : des trébuchements, des chutes, des petits pas. L’émotion la plus profonde ne provient pas d’événements, mais d’échanges – pas étonnant que l’ultime épisode se résume à une série de dialogues essentiels avec chaque personnage. Des instants où, à l’abri du chaos festif du monde médiatisé, des visages réduits à quelques traits (des humains, un chien, une chatte, un cheval) se livrent, s’épaulent et reçoivent le découragement infini de l’autre.