Attention spoilers
Rarement une œuvre n’aura fait l’unanimité dans son domaine comme The Wire. Alors que l’âge d’or des séries avait à peine commencé, voilà que le sommet était déjà atteint. Il était donc prévisible de voir le nombre grandissant de sérievores s’impatienter quant à qui prendra le relai. Ils trouveront en Breaking Bad un nouveau messie à suivre, une nouvelle idole, mais surtout une nouvelle source de réflexion, à l’image de l’ancien modèle.
Il est d’ailleurs plaisant de se dire que celui qui partagera le trône ne suit pas le modèle de son aîné. The Wire nous démontrait le destin de l’Homme, Breaking Bad se contentera de celui d’un homme.
Il ne s’agit pas non plus de se leurrer : Vince Gilligan se lance clairement dans le modèle Sopranos, une autre institution. Et pourtant, la comparaison à la série de David Chase me paraît moins pertinente qu'à celle de l’œuvre de David Simon. Car Gilligan, s’il adore le côté divertissant de voir un méchant humanisé, préfère se lancer dans la description de la condition humaine à travers son environnement.
Dans The Wire, cet environnement était décrit assez littéralement, les institutions et le cadre de vie influençant la vie de chacun des personnages. Dans Breaking Bad, on se trouve en banlieue middle-class d’un état tranquille des Etats-Unis. Rien à voir avec la pauvreté de Baltimore donc. Mais, de la même façon que le danger est au bord de cet état, de l’autre côté de la frontière pour plus de précision, l’influence de l’environnement ne se trouve pas là où l’on vit, mais plutôt à notre porte. Il s’agit ici avant tout de mettre en doute le libre arbitre de l’individu, de questionner ses possibilités. Cette influence se trouve donc principalement dans le déterminisme dont la série fait preuve (le choix de faire de cette histoire une série en devient d’ailleurs plus que pertinent). En nous décrivant le destin d’un homme, Vince Gilligan espère dépeindre une histoire universelle : le libre arbitre n’étant plus qu’une illusion, ce cheminement devient donc celui de l’humanité. Déterminisme merveilleusement mis en image à travers ces plans mettant le visage du personnage en boîte, impliquant l'influence des situations sur les choix des personnages.
Cette idée semble obséder l’auteur de la série. Dans sa nouvelle création Better Call Saul, l’enjeu n’est pas de savoir comment se finit l’histoire de cet avocat, mais plutôt, comment en est-il arrivé à ce que je sais de lui ? Le cheminement est clairement plus important pour Gilligan que le résultat. On peut le voir dans Breaking Bad, principalement à travers ces introductions faisant des bonds dans le temps, que ce soit un aperçu de Heisenberg quand on ne connaît encore que Walter White, ou une catastrophe annoncée dans la saison 2 (le doudou dans la piscine).
L’épisode final de cette saison s’appelle d’ailleurs « L’effet Papillon ». Ce concept est capital dans la série. C’est bien lui qui empêche le libre arbitre d’exister : chaque décision d’Heisenberg est motivée par un choix cornélien (lui même amené par une décision précédente), auquel Walter ne peut répondre que par sa survie.
Cependant, il ne faut pas y voir une excuse de la part de l’auteur pour son personnage (ce qui friserait le mauvais goût). À la fin de cette saison 2, on apprend qu’une collision d’avions cause les dommages dans la maison de White. Après une saison à s’être demandé comment Heisenberg avait bien pu provoquer une catastrophe en apparence énorme dans sa propre maison, on se rend compte que l’événement n’a rien à voir.
Vraiment ? Si l’on prend cet effet papillon à rebours, on retrouve bien Walter comme cause de cette tragédie, indirectement, par la mort de Jane.
De plus, chaque victoire dans le parcours d’Heisenberg s’accompagne d’une défaite morale terrible pour Walter White. La mort de Krazy-8, l'empoisonnement de Brock, les exemples sont nombreux. Et la volonté du personnage de se séparer en deux entités distinctes, comme pour se débarrasser de sa culpabilité, n’y changera rien. Malgré son impossibilité de faire ses propres choix, et malgré cet effet papillon inarrêtable, à aucun moment la série ne se sert de ça pour excuser les actions de son personnage. Preuve que la moralité, dans la série, bien que biaisée par le déterminisme, existe bel et bien. Une petite lueur d’espoir bienvenue dans une série qui atteint parfois des abysses de noirceur.
Ce déterminisme se traduit également par une écriture sans faille. À aucun moment n’intervient la "poetic justice", soit une justice divine, un deus ex machina, le karma, le hasard ou autres puissances dépassants notre entendement. Chaque événement est parfaitement précédé et suivi par d’autres.
Cette écriture sans reproche, justifiant de ce fait parfaitement les actions répréhensibles pour n’importe quel être humain sensé, devient alors un moyen de torturer le spectateur et de le mettre nez-à-nez avec la complexité de la moralité. Dans l’ultime saison, White est clairement présenté comme un "Kingpin", un caïd terrorisant son entourage. Et pourtant, en tant que spectateur de son parcours, on ne peut s’empêcher, d’abord de le trouver complètement incroyable en tant que personnage de fiction (ce qui amène toujours quelques faveurs), mais également de ne pas croire à cette nouvelle personnalité à la noirceur exacerbée. On connaît Walter comme un homme de famille frustré par la tournure pathétique de sa vie par rapport à son potentiel, mais à aucun moment comme un criminel affirmé. Il existe lorsqu’on le regarde, dans ses moments les plus sombres, une espèce de voile couvrant son visage pour ne pas laisser passer le véritable Walter White, empêchant le spectateur de le condamner pleinement pour ses actions.
Ainsi, Breaking Bad fait preuve d’une moralité plus qu’ambiguë. Chaque personnage a d’ailleurs sa part de bonté pour les "bad guys", de noirceur pour les "good guys". Mike Ermantraut et sa petite fille, Gus Fring et la mort de son frère le rendant totalement déshumanisé, Jane et son addiction, Andrea qui accepte de l’argent qu’elle sait sale… D’ailleurs, dans la série, le crime vient principalement d’une classe moyenne dans une banlieue tranquille, rarement d’une pauvreté dépendante d’une substance. C’est d’ailleurs là que Breaking Bad se défait le plus de The Wire : dans cette dernière, la pauvreté était le principal facteur de la criminalité. Ici, il s’agit plus de la condition pathétique de l’Homme qui le pousse à commettre le premier acte répréhensible, qui sera suivi par l’impossibilité de s’en sortir, à l’image du péché originel qui poussera l’Homme dans une existence misérable.
Dans cet univers, la voix de la raison se trouve dans le corps d’un homme jeune, inexpérimenté, immature. Je parle bien sûr de Jesse, dont la jeune naïveté contraste parfaitement avec le dur cynisme de l’expérience de Walter. On est toujours dans cette idée de déterminisme, mais cette fois ci à plus grande échelle. La vie ne semble offrir d’autres échappatoires que le cynisme, un nihilisme teinté d’orgueil et d’égoïsme. De ce fait, presque logiquement, c'est par la souffrance qu'un homme vit le plus. Jesse est passé par l'enfer, mais le sale gosse détestable est définitivement mort. Il a déjà vécu plusieurs vies à la fin du dernier épisode : il va enfin pouvoir commencer à vivre la sienne.
La série devient alors bouleversante. Walter White, piégé dans ce pathétique, fera du reste de son existence, qui risque bien d’être plus courte que prévu, un but inatteignable de restituer à sa vie l’éclat qu’elle devrait avoir. "I felt alive", annonce-t-il à sa femme, dont il s’est servi de bouclier contre sa culpabilité jusque là. Il s’est senti vivant, il ne lui reste plus qu’à sentir la mort. Il combattra le déterminisme en l’emmenant avec lui dans sa tombe, dans un ultime acte de rédemption.
Rédemption dans un bain de sang ? Cette série n’a pas fini de me faire réfléchir.