Plaisir cérémonial
(Edition 2018) Chaque année, la même routine. Allumer son téléviseur et surprendre le clair de Canal+. Spectacle désuet mais hors du temps, les Césars, comme toute cérémonie célébrant une...
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le 7 avr. 2018
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J’ai toujours bien aimé la cérémonie des César. Depuis tout petit, j’ai regardé, à la télévision puis sur mon ordinateur, la remise des prix du Meilleur espoir féminin, de la Meilleure bande originale, de la Meilleure réalisation. Mais en 2020, le goût n’y est plus. J’attends deux semaines avant de daigner y jeter un œil. Quelque chose semble s’être brisé, de l’ordre du désir ou de l’attente. Oui, on pourrait le résumer ainsi : de cette cérémonie, je n’attendais plus rien.
Florence Foresti pourtant redouble d’efforts pour me rendre ce moment sympathique. Foutage de gueule de Nicolas Bedos, mimiques irrésistibles, pieds dans le plat au sujet du pervers Polanski, comme une tentative désespérée de mettre un peu de vérité dans une cérémonie qui n’en contient pas et n’en a jamais contenu.
Crever l’écran, dire une vérité, faire un happening en direct, qu’on appellera plus tard un « moment de télévision », voilà à quoi s’efforcent les remettants et autres lauréats dans leurs discours sur scène. Depuis 45 ans des artistes et artisans du cinéma viennent dire des mots avec l’espoir d’une prise de conscience collective sur la précarité, contre le racisme, a propos du machisme et des guerres dans le monde.
Cette année, plus qu’une autre, tout le monde s’y met. Discours féministes, discours anti-racistes, à la chaîne. Pourtant quelque chose sonne faux. Et ce n’est pas la sincérité des personnes qui est en cause. Ce qui cloche dans cette 45ème cérémonie des César, c’est la cérémonie elle-même. Car au-delà des discours prononcés, cet événement nous donne des choses à voir, des choses qui ne collent pas vraiment aux mots. Voici donc ce que j’ai vu qui ne m’était jamais apparu jusqu’alors.
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D’abord c’est effectivement, et comme chacun aime à le rappeler, une photo de famille. C’est-à-dire un rassemblement de gens n’ayant a priori rien à se dire, voire qui se détestent, au simple motif de la tradition ou quelque chose comme ça. Qui organise ce rassemblement ? La vieille tante esseulée et le tonton raciste pour soi-disant faire plaisir aux anciens. Mais à qui ça fait vraiment plaisir ? Qui est heureux de se tenir là ? Qui n’a pas le sentiment de s’être fait piéger, d’y être contre son gré, d’avoir été forcé ? Comment cette image qui rassemble Polanski et Sciamma, Daniel Auteuil et Mati Diop, Olivier Rousteing et Alice Winocour pourrait-elle être autre chose qu’un mensonge ?
Mon deuxième problème c’est que les films que j’ai aimés en 2019 n’y sont pas. C’est quoi cette famille qui fait le tri entre ses enfants ? Où sont Ne croyez surtout pas que je hurle ? J’veux du soleil ? Synonymes ? Une fille facile ? Tu mérites un amour ? Pourquoi laisser les meilleurs sur le banc de touche ?
Une chose encore ne m’a jamais dérangé que je remarque aujourd'hui. Les César font la distinction entre interprétations masculines et féminines. Qu’est-ce qui peut bien justifier un tel choix ? Actrices et acteurs ne font-ils pas le même travail? Ce travail ne peut-il pas être comparé à l’aune de la qualité ou de l’intensité de sa réalisation ? Ou bien les femmes sont-elles si mauvaises interprètes qu’il leur faille une catégorie à part ? Ça vous semble tiré par les cheveux ? Observez plutôt: en 45 ans d’existence, le prix de la Meilleure réalisation, qui lui n’est pas genré, n’a été qu’une seule fois attribué à une femme…
À la fin, c’était l’idée même de remettre un prix qui me semblait absurde. Les Misérables est-il un « meilleur » film que Portrait de la jeune fille en feu ? Sur quels critères comparer l’un et l’autre ? Ce qui fait d’un film une œuvre c’est son autonomie, le fait qu’il s’appartienne à lui-même et fabrique son imaginaire propre. Comment pourrait-on mettre en compétition des choux et des pastèques, des poules et des pieuvres, des grottes et des plages ?
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Mais ce qui m’a mis en mouvement d’écrire ce texte n’est pas ça. Il s’agit de quelque chose de plus anecdotique mais sûrement plus troublant aussi. La séquence commence avec l’entrée sur scène d’Aïssa Maïga venue remettre le prix du « Meilleur espoir féminin ». Elle dit qu’en pareille occasion, elle ne peut s’empêcher de « compter les Noirs ». Et alors qu’elle déroule son état des lieux de la « diversité » au cinéma, les plans de coupe, c’est-à-dire les images qui viennent s’intercaler entre deux plans américains de la locutrice, les plans de coupe sont sur des visages de Noirs présents dans la salle. Ces plans sont dégueulasses.
Ce sont des plans prédateurs. Les cadreurs partent à la chasse. Les Noirs sont isolés dans l'image, encagés, sous contrôle. Ils ne savent même pas qu’ils sont filmés et même s’en apercevant n’auraient pas le temps de réagir, d’exprimer quelque chose. Ils sont neutralisés. Cette collection est insupportable car elle déshumanise les personnes filmées. C’étaient des acteurs, des réalisatrices, des monteurs et les voilà Noirs, plus rien que Noirs. Ramenés une fois de plus à la seule distinction de la couleur de leur peau.
Mais le plus incroyable dans tout ça c’est que ce n’est pas la première fois que cette séquence nous est donnée à voir. En l’an 2000, lors de la 25ème cérémonie des César, Luc de Saint-Éloy et Calixthe Beyala s’avancent sur la scène. Ils viennent pointer du doigt le manque de « citoyens issus des minorités visibles » dans l’audio-visuel. Et pendant qu’ils parlent, le réalisateur de la cérémonie procède à des plans de coupe, sur les Noirs présents dans la salle. Et déjà les visages figés, inconscients d’être filmés, s’enchaînent comme on enfile des perles.
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Tous les discours engagés n’y feront rien. La cérémonie des César est autoritaire puisqu’elle contraint des corps qui ne se supportent pas à se tenir ensemble. Elle a mauvais goût, puisqu’elle exclut les films que j’aime. Elle est machiste en distinguant le travail des hommes et celui des femmes quand ça l’arrange. Elle est compétitiste et raciste sans même s’en rendre compte.
Alors il faut la changer ? Changer les Césars pour changer le cinéma français ? C’est ce que demandent 400 signataires dans une tribune publiée en février. C’est ce qu’ont tenté Adèle Haenel, Céline Sciamma et d’autres en assistant à cet événement morbide, en faisant des discours, en luttant. Elles ont contesté l’hégémonie du cinéma dominant, elles ont voulu occuper les institutions, être reconnues, gagner un prix. La démarche s’entend, il fallait essayer.
Il fallait essayer mais elles ont échoué. Ceux qui décrivent la sortie d’Adèle Haenel comme un geste puissant se trompent. C’est l’aveu d’un échec. Contre l’Académie des Césars vous ne gagnerez jamais. Il ne s’agit plus de disputer un prix, que ce soit celui de la réalisation ou celui du « Meilleur film ». Les Misérables a gagné cette année mais pour autant dirait-on que le cinéma français n’est plus raciste ? Qu’il n’est plus machiste, bourgeois, agiste, pauvrophobe, grossophobe, validiste ?
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Le 13 janvier s’est tenu le « Dîner des Révélations » où sont invités 32 espoirs du cinéma français. Jean-Christophe Folly était sur la liste. Seulement quelques semaines auparavant, il s’était vu refusé son choix de marraine pour l’y accompagner, à savoir Virginie Despentes. Jean-Christophe Folly ne s’est pas rendu au dîner. Il n’était pas non plus à la cérémonie des César. Ainsi, il n’aura pas eu à offrir son visage noir aux plans de coupe du discours d’Aïssa Maïga.
À cette cérémonie des César, il n’est plus question de s’y lever ni de s’en barrer, il faut n’y pas aller. Si elle paraît encore à certains légitime et sujet d’attention, c’est uniquement parce que des corps contraints continuent de s’y rendre. Que ces corps restent chez eux et il ne reste plus rien.
Au moment d’ouvrir la cérémonie, Florence Foresti accueillait le public avec ce faux lapsus : « Bienvenue à la dernière cérémonie des César ! ». Elle croyait pas si bien dire.
Créée
le 25 mars 2020
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