Noter Chernobyl est le grand écart le plus déchirant que j'ai fait sur ce site. En tant qu’oeuvre cinématographique, je lui donnerais un solide 9, mais pour son discours et ses implications politiques, c'est un 1. Comment réconcilier les deux ? En coupant la poire en deux.
A peu près tout le monde semble avoir adoré Chernobyl, à juste titre. Johan Renck a probablement créé le film catastrophe le plus sombre et terrifiant jamais produit, et il y a une accumulation phénoménale de talent devant et derrière la caméra.
La reconstitution historique est fantastique, des décors aux costumes, et tout ça est sublimé par une direction photo impeccable. Il y a un sens du suspens et de la tension qui rend certaines scènes proprement glaçantes, et la musique vient encore enfoncer le clou avec des pistes atmosphériques et lourdes qui m'ont donné des frissons.
Non, vraiment, en tant qu'oeuvre d'art et objet de divertissement, Chernobyl est excellent à tous points de vue, mais j'aurais bien du mal à le recommander à cause de son idéologie discutable.
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Je ne vais pas parler ici de la représentation du communisme et de l'Union Soviétique, parce que franchement, je ne m'y connais pas assez pour savoir si la série a grossi le trait ou si c'est effectivement une juste représentation du niveau d'incompétence et de désinformation qui régnait à l'époque. Non, au lieu de ça, je voudrais qu'on parle de radiations.
Chernobyl présente les radiations émises par la centrale en perdition comme des milliards de balles de fusil n'attendant que de faucher leurs innocentes victimes. La série présente aussi la radioactivité comme une maladie contagieuse qui peut se transmettre d'une personne à l'autre par simple contact. De nombreuses scènes sont déformées et amplifiées pour des raisons dramaturgiques, et je le comprends parfaitement. C'est d'ailleurs remarquablement efficace, et certaines scènes m'ont terrifié ou ont su me broyer émotionnellement.
Je ne pense pas qu'il soit intrinsèquement problématique de traiter une catastrophe réelle et l'amplifier pour en faire une fiction plus efficace. Cela dit, d'un point de vue éthique, j'aimerais trouver un avertissement explicite au début de la série pour dire "Ceci est une oeuvre de fiction basée sur des faits réels. Certains évènements ou leur représentation ont été modifiés pour des raisons dramatiques et ne devraient pas être pris comme argent comptant."
Au lieu de ça, l'auteur de la série a déclaré s'en tenir aux faits et ne pas tomber dans le sensationnalisme. La séquence finale suggère aussi fortement que ce qu'on vient de voir s'ancre dans la réalité et nous balance des images d'archives accompagnées de déclarations parfois mensongères ou invérifiables. On va y revenir.
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Chernobyl ment rarement directement, mais ses 5 épisodes sont émaillés de mensonges par omission, déformation subtiles des faits, beaucoup de mensonges par suggestion (on vous suggère très fortement quelque chose sans le dire textuellement) ou encore ce que j'appellerai des mensonges par point de vue (un expert en quelque chose ment ou se trompe, et le spectateur a toutes les raisons de lui faire confiance).
Je ne me suis pas amusé à revoir la série pour en faire la liste, donc je vais juste passer sur ce qui m'est revenu au moment de l'écriture. C'est déjà une assez longue liste qui m'a demandé pas mal d'heures de recherches sur des sources françaises, américaines et russes.
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Le pont de la mort
Le "Pont de la mort" a fait déjà beaucoup parler de lui. Dans l'épisode 1, on voit un groupe d'habitants de Pripyat se rassembler sur un pont pour observer l'incendie de la centrale à une distance qui semble parfaitement déraisonnable. La musique gronde, s'intensifie, on observe au ralenti les particules de cendre irradiée neiger sur les femmes, hommes, enfants et bébés, et tout dans la mise en scène vous dit que quelque chose d'épouvantable est en train de se produire. Cette scène est parfaitement exécutée et m'a glacé le sang.
On les verra un peu plus tard à l'hôpital où ils montrent des signes de détresse, et on les perdra de vue après ça.
A la fin de la série, une photo d'archive montre le "pont de la mort" accompagné d'un texte affirmant qu'aucune des personnes présentes sur le pont cette nuit là n'a survécu.
Le problème de ce pont de la mort est qu'il s'agit d'une légende urbaine colportée à l'époque par des habitants terrifiés et dont la véracité reste discutable. Ces personnes ont par ailleurs été exposées à une quantité de radiation largement inférieure à plusieurs employés présents dans la centrale au moment de l’explosion et dont certains sont toujours vivants.
Alors oui, ces employés ont sûrement tous passé un sale moment et ceux qui ne sont pas morts des radiations ont parfois succombé à la dépression ou diverses formes de PTSD, mais il paraît très improbable qu'un large groupe de personnes largement moins irradiées soient toutes mortes.
Et surtout, ça ne sert à rien de spéculer puisque l'info n'est pas vérifiée et ne devrait donc pas figurer à la fin comme un fait établi.
https://www.truthorfiction.com/the-chernobyl-bridge-of-death/
Les brûlures instantanées
Au début du premier épisode, un pompier empoigne un bloc de graphite très fortement irradié. Quelques minutes plus tard, sa main est couverte de cloques et de brûlures abominables. Ca ne va jamais aussi vite que ça, et c'est un bon exemple de déformation des faits pour renforcer le drama, car cette scène est incroyablement efficace.
Un peu plus tard, une infirmière manipule les vêtements d'un des pompiers et a des brûlures sur les mains. Il n'est pas impossible qu'elles se seraient manifestées dans les jours qui ont suivi, mais certainement pas dans la minute. Ça n'a l'air de rien, mais ces petites choses contribuent à véhiculer une image biaisée des effets de la radiation. C'était juste une mise en bouche, il y a bien pire après ça.
https://www.epa.gov/radiation/radiation-health-effects
Les 3 plongeurs
Trois techniciens sont envoyés en mission suicide pour actionner des valves sous la centrale et vider l'eau des réservoirs car on craint une réaction qui pourrait provoquer une seconde explosion. Les trois héros disparaissent dans les tunnels irradiés et quand on ne les voit pas revenir, Legasov (expert en nucléaire et personnage principal de la série) suggère qu'ils sont peut-être déjà morts.
Plot twist : ils sont bien vivants, mission accomplie ! Un peu plus tard, on interroge Legasov sur ce qui va leur arriver, et il explique qu'ils vont sûrement mourir d'ici 5 jours, un peu comme le pompier qu'on a vu littéralement se décomposer sur son lit d'hôpital. Après ça, on ne reverra pas ces trois jeunes gens.
Dans les faits, l'un des techniciens est mort 20 ans plus tard, et les deux autres sont toujours vivants.
Là encore, la série ne ment pas explicitement car il s'agit du point de vue d'un personnage, donc on peut considérer qu'il est capable de mentir ou se tromper. Cela dit, c'est aussi le personnage principal, la plus haute autorité scientifique en matière de nucléaire que l'on verra dans la série, et il n'y a alors aucune raison de douter de son diagnostic.
C'est donc un mensonge par point de vue (Legasov, dont on a pas de raison de douter) et par omission, car la série aurait pu montrer les trois hommes témoigner lors des procès, durant l'épisode final, mais leur sort est passé sous silence. Au fil de la série, Legasov sortira quelques autres exagérations ou imprécisions. On pourrait encore se dire que c'est bon, il a pas la science infuse, mais ses déclarations ne sont jamais remises en question et il n'est donné au spectateur aucune raison de douter de sa fiabilité.
Contagiosité des radiations
La série suggère à plusieurs reprises que les radiations sont contagieuses. Une fois de plus, personne ne le dit, et ce n'est jamais explicitement déclaré mais la réalisation et les dialogues le rendent très clair, au-delà de toute interprétation subjective.
Vasily Ignatenko est l'un des premiers pompiers arrivés sur le site de l'explosion. Il a été exposé à une radioactivité d'une intensité absurde qui lui sera fatale en quelques jours. Quand son épouse Ludmilla le retrouve à l'hôpital, la caméra s'attarde sur leur étreinte avec une insistance dramatique, une musique sourde et sinistre, et un ralenti de mauvais augure. Gros plan sur leurs cheveux, leurs vêtements qui se touchent, leurs corps bien trop proches. D'autant que la malheureuse est enceinte. Que va-t-il arriver au bébé ?
Cependant, à l'hôpital de Pripyat, on a retiré les vêtements de Vasily et on l'a douché. Il n'y a donc plus de particules radioactives sur sa personne et il est aujourd'hui scientifiquement établi qu'une personne irradiée n'est pas contagieuse (ou très marginalement par ses fluides corporels).
L'infirmière en poste met en garde Ludmilla en lui demandant bien si elle n'est pas enceinte. Plus tard, Ulana Khomyuk (experte en énergie nucléaire et radiations) trouve Ludmilla dans la chambre de Vasily, "derrière le plastique !". Elle panique, hurle et la tire hors de la chambre comme si chaque seconde comptait.
L'infirmière ne le sait pas forcément, et peut-être qu'Ulana l'ignore aussi, mais on aura pas d'autre son de cloche, donc à la fin du visionnage, j'étais convaincu que la radioactivité était encore plus contagieuse que l'herpès.
Oh, et le rideau de plastique autour de Vasily n'a pas pour but de protéger les gens de son irradiation mais de le protéger, LUI, des autres, car son système immunitaire a rendu l'âme.
https://www.cdc.gov/nceh/radiation/emergencies/contamination.htm
Le bébé de Ludmilla
Après avoir été prétendument contaminée par son époux, Ludmilla accouche et le bébé ne survit pas.
Ulana Khomyuk (experte en nucléaire, toujours), explique que le bébé a absorbé les radiations et a sauvé sa mère. Dans les faits, c'est probablement faux, et au mieux invérifiable, mais la série le présente comme un fait avéré.
Cette théorie vient en fait de Ludmilla elle-même (toujours vivante). Dans le livre "Voices from Chernobyl", Svetlana Alexievich cite Ludmilla qui aurait déclaré que son bébé avait fait office de paratonnerre et lui aurait sauvé la vie.
https://en.wikipedia.org/wiki/Voices_from_Chernobyl
C'est une belle et une tragique histoire, mais ça ne repose sur aucune base scientifique et les médecins interrogés sur le sujet, tels que Robert Peter Gale (hématologiste impliqué dans le traitement des victimes de Chernobyl) se sont montrés très sceptiques.
Le plus plausible, c'est que Ludmilla a survécu, non pas parce que son bébé l'a sauvée, mais parce qu'elle a été exposé à une quantité raisonnable de radiations, ayant quitté la ville avant son évacuation officielle et n'ayant eu aucun contact avec des matériaux irradiés (non, Vasily ne compte pas). Et si elle, s'en est bien tiré, la perte de son bébé, si horrible fut-elle, n'est peut-être pas liée à la catastrophe.
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La série a été créée et écrite par Craig Mazin. Je ne doute pas de son talent, je ne connais pas ses orientations politiques, mais j'adhère au postulat selon lequel toute oeuvre d'art est politique, que son auteur le souhaite ou non. Je pense aussi que les implications politiques de Chernobyl sont tellement évidentes qu'il était absolument impossible de passer à côté au moment de sa production.
Je veux dire... c'est tellement énorme qu'il y a forcément eu quelqu'un dans l'équipe de production pour signaler que présenter les radiations de cette manière allait créer un regain de terreur anti-nucléaire auprès du grand public, surtout quand la série se prétend réaliste et bien documentée.
Alors de deux choses l'une, soit ils sont complètement irresponsable, soit il y avait un sous-texte anti-nucléaire délibéré. Ah non, il y a une troisième explication : on a voulu jouer la carte du sensationnalisme ET celle des faits réels pour attiser au maximum le potentiel commercial de l'oeuvre. Les implications idéologiques n'ont pas pesé bien lourd dans la balance.
C'est cette dernière hypothèse qui me semble la plus plausible, mais dans les trois cas, la série mérite d'être sanctionnée et je m'en tiendrai donc à une note tristement amputée.
Pour une série qui parle autant de mensonge et y consacre presque tout son épisode final, il est assez ironique de la voir tomber dans le travers qu'elle dénonce avec tant d’éloquence.