Saison 1 :
Comment résister à l'attrait d'une série construite sur les paradoxes temporels, et adressant de manière (relativement) sérieuse l'habituel et passionnant affrontement entre le "rien ne peut changer puisque tout est inscrit", et l'impact potentiellement exponentiel d'une petite modification opérée dans le déroulement d'événements (façon "L'Effet Papillon") ? Et ce d'autant que "Dark" joue cartes sur table, non sans un certain didactisme pesant, d'ailleurs, en professant dès le début l'influence de l'avenir sur le présent, et en se plaçant sous la respectable autorité scientifique d'Einstein et consorts...
... Sauf que, à partir du moment où est posée la porosité temporelle entre les années 2019 et 1986, le téléspectateur se rend compte que la véritable énigme à la quelle il est confronté, ce n'est ni l'origine du trou noir, ni l'identité des mystérieux kidnappeurs d'enfants (les réponses à ces deux questions seront d'ailleurs apportées clairement avant la fin de la première saison), mais tout simplement l'identification de "qui est qui" ! C'est un peu court, et cela peut même irriter, car finalement les difficultés que l'on éprouve à comprendre les liens familiaux et émotionnels d'une multitude de personnages sur plusieurs générations sont surtout dues aux artifices de narration et aux acteurs d'âges différents (forcément pas tout-à-fait reconnaissables) d'une période à l'autre : ce qui n'est quand même pas très honnête intellectuellement, non ?
Pourtant, il est indéniable que, grâce à une mise en scène anxiogène et souvent élégante, et à une interprétation générale de très haut niveau (sans même parler de "l'exotisme" vivifiant apporté par la localisation de la série en Allemagne), "Dark" se regarde avec un plaisir immense, combinant l'amusement du jeu de devinettes permanent qu'il nous propose, avec celui d'une re-réation crédible d'époques différentes - puisque la dernière partie de la saison donne un nouveau tour de vis en nous plongeant en 1953. Il est seulement dommage que "Dark", à la différence de "Twin Peaks" auquel il fait référence, échoue à évoquer réellement cette "pourriture" qui contaminerait la petite ville, et qui restera plus une construction théorique qu'autre chose.
On aurait par contre préféré que la série ne se poursuive pas, d'abord parce qu'il était possible de boucler proprement tous les fils narratifs en 10 épisodes, et ensuite parce que la dernière scène laisse craindre une dérive vers la SF pure et dure, pas très originale. Faisons néanmoins confiance à Baran bo Odar (par ailleurs ici unique réalisateur) et Jantje Friese pour éviter cet écueil avec l'élégance dont ils ont fait preuve au cours de cette première saison. [Critique écrite en 2018]
Retrouvez cette critique, et bien d'autres sur Benzine Magazine : https://www.benzinemag.net/2018/07/16/dark-saison-1-pour-jouer-a-demeler-les-boucles-temporelles/
Saison 2 :
Le final de la belle saison 1 de la prestigieuse série allemande "Dark" nous avait laissé avec quelques inquiétudes devant la perspective d'un basculement vers la "SF pure" : heureusement, il n'en est rien, et l'ajout de deux nouvelles époques - une dans le passé, une dans le futur - à l'imbroglio temporel développé jusque là fera plutôt long feu, les scénaristes préférant - à juste titre - continuer à explorer les mutliples paradoxes créés par l'imbrication quasi incestueuse des deux familles au coeur de son intrigue. En lui donnant un nouveau tour d'écrou, puisque les voyageurs temporels sont ici multipliés, et que de nombreuses scènes savoureuses vont cette fois confronter plusieurs versions du même personnage, quelques fois dans des face-à-face douloureux.
Le suspense monte d'un cran dans cette deuxième saison avec l'annonce de l'Apocalypse (un thème décidément à la mode) en 2020, et un redoutable compte-à-rebours jusqu'au dernier épisode où... (pas de spoilers ici, rassurez-vous !). L'intelligence de la série est donc de continuer à jouer la carte émotionnelle, en imbriquant douloureusement les destins de personnages égarés à travers les époques, dans un labyrinthe dont la complexité gêne parfois - on aimerait disposer d'un graphique permettant de se représenter facilement où et quand se situe chaque scène ! Pour les amoureux de paradoxes temporelles, "Dark" est une fête perpétuelle, puisque ses multiples intrigues se basent efficacement sur le doute fondamental au coeur du sujet lui-même : est-il possible de changer le cours du temps, ou bien sommes-nous prisonnier d'une boucle appelée à toujours se répéter, quoi que nous fassions ?
L'autre qualité de "Dark" - si nous ne revenons pas sur sa très belle esthétique et sa mise en scène mesurée qui créent une ambiance remarquable -, c'est bien d'avoir échappé au syndrome des séries SF populaires dont "Lost" reste le modèle, et de résoudre dans cette seconde saison à peu près toutes les énigmes construites jusque là. Bref, à condition d'avoir une bonne mémoire, ou de disposer d'un graphique comme celui mentionné plus tôt, le téléspectateur se retrouvera à la fin du dernier épisode avec une bonne vision d'ensemble d'une histoire qui semble à peu près cohérente... soit quelque chose qu'on est bien en mal d'affirmer à propos de la plupart des séries concurrentes !
Reste la dernière minute du dernier épisode, le cliffhanger de rigueur, qui ouvre une nouvelle porte à la fiction, et qui promet un élargissement un peu facile de l'intrigue dans une troisième saison qui n'aurait peut-être pas vraiment eu lieu d'être. Mais après la réussite de cette seconde saison, faisons confiance à l'équipe de "Dark" pour continuer à nous offrir de belles balades et des émotions subtiles au coeur d'un labyrinthe multi-dimensionnel.
[Critique écrite en 2019]
Retrouvez cette critique et bien d'autres sur Benzine Mag : https://www.benzinemag.net/2019/07/11/dark-saison-2-compte-a-rebours-avant-lapocalypse/
Saison 3 :
"Dark" a été une… expérience. Nous y sommes entrés il y a près de 3 ans en croyant nous lancer dans l’une de ces banales séries de SF dont les plateformes comme Netflix ou Prime Video abreuvent désormais leur public avide de rêves dépaysants, de concepts perchés et de coups de théâtre forcés. Et puis nous n’avons pas bien compris ce qui nous arrivait, nous nous sommes retrouvés peu à peu captivés, puis prisonniers de ces arbres généalogiques tordus et terriblement improbables, fascinés par ces familles dysfonctionnelles où le malaise et le désespoir prenaient source dans des époques différentes, toutes séparées de 33 ans. Très vite, les ressemblances éventuelles avec d’autres séries – "Stranger Things", "Lost", "The Leftovers" – se sont estompées : "Dark", définitivement sombre, pluvieux, tortueux, n’avait rien d’un divertissement anodin. Plus rationnel, plus méthodique, plus logiquement construit – plus germanique ? – que les scénarios de Lindelof, "Dark" échappait au wtf typique du genre et nous incitait à nous accrocher pour comprendre la tragédie grecque de trahisons et de passions qui se déroulait – par fragments – devant nos yeux.
Nous avons construit des diagrammes pour capturer ce que nous croyions savoir, nous avons échangé des théories pendant des nuits entières avec nos amis accros. Nous avons été des centaines, sans doute des milliers à travers le monde à avoir spéculé sur l’origine de tel ou tel personnage des familles Dopler, Nielsen, Kahnwald et Tiedermann : « et elle, mais qui est sa mère ? Et lui, d’où vient-il réellement ? etc. ». Des sites se sont créés par dizaine, pour partager entre adeptes de "Dark" ce que nous avions compris (un exemple : http://darknetflix.io/en)… Cela faisait des années que nous n’avions pas été passionnés à ce point par une série télé, admettons-le. Et en plus, dans "Dark", tout était beau : la mise en scène, ample et précise à la fois ; la bande son, parfaite, avec ces chansons – genre indie rock ou folk, en général – qui venait à point nommé mettre feu à notre cœur, nous faire verser des larmes de tendresse ou d’amertume ; ces acteurs tous impeccables, qui ont réussi à construire avec leurs personnages une sorte de famille virtuelle, au sein de laquelle nous vivions des expériences extrêmes… Et pour ceux d’entre nous qui n’étaient pas encore germanophones, ils ont appris au moins une phrase essentielle en allemand : « Ich Bin Du ! » : bon, pas forcément très utile dans la vie quotidienne, mais quand même…
Il fallait bien admettre, après avoir revu les deux premières saisons pour se préparer à cette conclusion que la série commençait peu à peu à accumuler trop de concepts SF un peu fumeux, et empilait manipulation sur manipulation entre les deux camps (les bons et les méchants ? Pas si simple !) qui s’affrontaient sur plus d’un siècle pour préserver ou pour détruire cette boucle temporelle infernale dont le monde entier était prisonnier. La conclusion de la seconde saison, ajoutant une dimension nouvelle au puzzle en introduisant un « autre monde », laissait craindre le pire…
Le 27 juin 2020, c’est-à-dire, rappelons-le pour les ignorants et ceux qui ne sont pas – encore – convertis à "Dark", le « jour de l’apocalypse », les huit épisodes de la dernière saison de Dark ont été lâchés sur nous. Cette troisième saison était celle de tous les dangers : nous avions tous peur d’une conclusion « à la Lost » (« non mais en fait, ils étaient tous morts, lol » !), ou pire encore, à du grand n’importe quoi en roue libre à la sauce "Leftovers". Et il faut bien avouer qu’on passe près, très près par instants, de la catastrophe redoutée : quand la complexité des situations, ici élevée à la puissance 2, est telle qu’on lâche prise et qu’on n’a plus d’autre solution que d’ingurgiter un enchaînement presque hystérique de scènes très courtes, trop courtes, sans plus essayer de comprendre qui est qui, où et quand… quand les époques ont tellement foisonné que les showrunners doivent se résoudre à ce qu’ils avaient jusque-là brillamment évité, c’est à dire indiquer à l’écran les dates de chaque scène (une hérésie par rapport à la philosophie de la série !)… quand on réalise que tous les fils narratifs ne seront pas reliés – même si la majorité l’auront été – laissant quelques accrocs dans la tapisserie pourtant si fine qui aura été tissée au fil des deux saisons précédentes… quand on se lasse du procédé visuel et sonore un peu trop tape-à-l’oeil inventé cette fois pour passer d’une scène à l’autre…
Mais tout ça n’est finalement pas grand-chose par rapport à tout ce qui est bien, voire même… « grand » dans cette dernière saison : la sublime, et déchirante, rencontre entre Katharina et sa mère, le destin de Noah, qui s’humanise enfin, contre toute attente, la géniale idée de la « symétrie », profondément perturbante, entre les mondes, la terrifiante trinité des tueurs impitoyables qui « nettoient » les obstacles à la pérennité de la boucle, la magnifique idée d’Adam et Eve, etc… Des dizaines d’instants de plaisir intense devant l’audace de nouvelles situations… D’excitation aussi lorsque "Dark" nous offre une redécouverte de situations et de personnages déjà connus, à travers une version alternative de la réalité qui a été la nôtre jusque-là.
Et surtout cet épisode final, parfait en tous points : offrant une véritable solution permettant de débrouiller l’écheveau, mais surtout plein d’une émotion magnifique… jusque dans la toute dernière scène, inoubliable combinaison de recueillement, de soulagement, de « private joke » et… d’espoir.
Ce n’était pas évident, mais "Dark" a gagné ses galons de « grande série », et elle l’a fait en sortant de l’obscurité. En accueillant la lumière. Et c’est très beau !
[Critique écrite en 2020]
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