Dollhouse, c'est typiquement la série au potentiel énorme qu'elle n'aura pas eu le temps de déployer comme il se doit. Les idées y pullulent d'une telle manière qu'il lui aurait peut-être fallu trois voire quatre saisons de plus pour les exploiter et étendre encore davantage sa mythologie. Quelle frustration au sortir de ses deux seules courtes saisons, qui n'offraient pourtant qu'un avant-goût à tout ce que Joss Whedon avait mijoté pour la suite. Du gâchis, quand on voit le tour de force qu'est l'épisode final qui, dommage, peut seulement se permettre de nous donner les clés de voûte du monde que la série avait jusque-là bâtit. Les réponses aux nombreuses questions qu'elle soulève (frustrant pour un fan de baigner dans le mystère du pourquoi du comment de la situation en sachant qu'il devra se contenter d'hypothèses farfelues) restent en suspens jusqu'au bout, et l'on sent que Whedon a du se presser pour conclure sa série, si bien que le dernier épisode semble en totale inadéquation avec le reste, mais c'est ce qui fait sa force. J'en suis sortie bouleversée, tant il parvient (comme il en a l'habitude) à faire prévaloir les émotions humaines et les personnages face à un final aussi mystérieux qu'il est empressé.
Dollhouse, c'est un principe de neurotechnologie poussé à son paroxysme : des gens se portent volontaire (la plupart du temps, parce qu'ils se trouvent dans une détresse psychologique et ne voient pas d'autre solution) pendant un laps de temps de cinq ans durant lequel ils offrent leur corps (l'analogie à la prostitution est fortement suggérée, même si la série va bien plus loin dans ses thématiques) à un centre médical qui efface leur personnalité originelle en leur implantant une nouvelle -souvent conçue de toute pièce ou, au contraire, inspirée d'une déjà existante-, à chaque mission pour laquelle ils sont appelés. Ils peuvent devenir n'importe qui et n'importe quoi : tueur en série, espion, femme aimante, polyglotte, championne de karaté ou encore groupie de star, ces Actifs s'adaptent à la demande des clients, à qui ils sont supposés «rendre service», et ressortent de là comme ils se réveilleraient d'une sieste.
Fiction distopique qui explore les limites du pouvoir scientifique (thème déjà abordé par Whedon dans la saison 4 de Buffy et sa créature de Frankenstein, Adam, au nom déjà biblique) dans un milieu corrompu et aspirant totalitariste, Dollhouse parvient à insuffler à cette ambiance d'anticipation le prisme des émotions humaines, engendrant une certaine binarité : la Science contre la Spiritualité. Il semblerait en effet qu'à chaque nouvel épisode (au-delà des premiers, qui répètent une narration similaire [un Actif, une mission]), la série est entraînée dans un nouveau champ d'idées, se complexifiant encore davantage à chaque fois, et renouvelant sans cesse les surprises et les twists scénaristiques.
Qui dit Whedon, dit autopsie des valeurs morales de ses personnages, toujours plus ambigus et difficiles à cerner : Adelle DeWitt, directrice de la Maison, femme d'affaire autoritaire et impitoyable, qui prend un visage plus humain au fil du temps, jusqu'à se révéler vulnérable et juste. La fragile Claire Saunders, l'attentionné Boyd, le sarcastique et brillant Topher, eux, comment en sont-ils arriver à servir une entreprise aussi pervertie que celle-ci ? Cette question s'étoffe à mesure que le voile se lève sur la vérité, jusqu'à nous poser nous, spectateurs, face à une situation perturbante où il nous faudrait faire un choix : qu'est-ce qui est juste ? qu'est-ce qui est convenable ? qu'est-ce qui est contestable ? que sommes-nous prêts à accepter ? Chez Whedon, et peu importe que son univers relève du fantastique ou de la SF, la frontière entre le Mal et le Bien n'est nulle part, et les repères sont floutés. Les règles ne sont jamais près-mâchées.
Mais Dollhouse est également une réflexion sur le métier d'acteur (d'actrice) et sur celui de l'individu. A la manière du Zelig de Woody Allen, les Actifs sont de véritables caméléons. Ils sont tout le monde, et donc personne.
Nous ne sommes personne parce que nous sommes tout le monde.
Et si en fait, être actrice c'était se chercher soi-même aux travers de tous les rôles possibles. Et si c'était vivre plusieurs vies pour échapper à la sienne (clairement, c'est ce que font les Actifs de Dollhouse). Pénétrer un rôle à chaque fois différent, des centaines, devenir la projection des idéaux de chacun, mais ne pas être capable de se forger selon ses propres désirs.
Je suis le fantasme de tout le monde.
Avoir peur. Et si le(s) personnage(s) d'Eliza Dushku (je t'aime) sont des actrices, alors les marionnettistes qui la construisent sont des Dieux, et les locaux de la Dollhouse une révision du Jardin d'Eden, où hommes et femmes se côtoient sans pouvoir se toucher.
Appelle ça un accouchement, j'ai plutôt l'impression de voir quelqu'un
mourir :
La distinction entre corps et personnalité est une observation omniprésente dans Dollhouse. L'enveloppe charnelle, celle à laquelle on reconnaît dès la première seconde une personne, n'est pas ce qui semble la définir ici. Seule Echo, dès lors que son changement opère, qu'elle commence à enregistrer chacun de ses personnalités pour finir par alterner entre une trentaine d'entre elles, devient un seul et même personnage. Pour les autres Actifs, il est question de changement à chaque fois. Est-ce la personnalité qui prend vie en eux, ou est-ce eux qui deviennent quelqu'un d'autre ? Sont ils seulement les vaisseaux, ou l'incarnation totale et entière ? Echo est-elle Caroline ? Cette dernière ayant fait dépossession de son corps, les autres personnalités qui germent en elle ont-elles le droit de ne pas vouloir s'éteindre, de continuer à exister dans un corps qui n'est pas le leur, de demander à y demeurer ? Finalement, ce ne sont pas les individus volontaires transformés en Actifs qui changent de personnalité, il semblerait que du cerveau l'âme soit autre chose encore, ce sont des personnes différentes qui naissent dans l'enveloppe charnelle de quelqu'un d'autre.
J'ai sauvé ce corps pour elle, mais je ne suis pas elle.
Dollhouse tente tout du long de définir l'identité. Et qu'est-ce donc, qui nous définit ? A priori, la mémoire et une certaine combinaison chimique. Ce sont nos souvenirs qui nous ont bâti, pas forcément ce qu'on en garde (et encore, on les garde sans doute pour une raison), mais tout ce qu'on a vécu : les personnages de Whedon sont perpétuellement en pleine mutation, ils n'ont pas parachevé leur voyage à la recherche d'une identité et continuent d'explorer à la recherche d'eux même (le Sunnydale de Buffy est à mes yeux la Terre de la transition). S'ils se construisent progressivement, alors chaque nouvelle expérience apporte sa pierre à l'édifice. Dans Dollhouse, il semblerait que ça soit la mémoire, cet enregistreur logé là-haut, qui fait que nous sommes ce que nous sommes, que nous pouvons interagir avec le monde depuis un certain point de vue, parce que celui-ci a été bâti avec le temps, au fil des aventures, des rencontres, elles-mêmes devenus des souvenirs. Les souvenirs deviennent les preuves de notre existence.
In the end, we are always who we are, no matter how much we may appear
to have changed. :
Le parallèle entre Dollhouse et Eternal Sunshine of the Spotless Mind est clair, la BO d'un épisode allant jusqu'à lui rendre hommage (Everybody's gotta learn sometimes). Pour ces deux œuvres, il y a des choses qui demeurent quoi qu'on puisse faire, qui sont ancrées, presque divinement, viscéralement, en vous. L'âme est encore différente de la personnalité, elle est éternelle, vivante, et nous ne mourrons donc jamais vraiment. Les sentiments amoureux remuent terres et mers, et survivent à tout (Sierra/Victor, qui retombent amoureux encore et encore, parce que l'amour, «ça n'est pas dans la tête, c'est dans le sang.»). Est-il possible de se fuir soi-même ? D'après Joss Whedon, on finit toujours par se retrouver...