[critique écrite à la fin de la saison 4, donc susceptible d'être modifiée par la suite]
La première des évidences, concernant Downton Abbey, c'est sa qualité d'écriture. Il ne faut que peu de temps pour que la vingtaine de personnages principaux (à un ou deux près) nous soient non seulement familiers mais aussi et surtout sympathiques. Des personnages parfaitement décrits, avec toute la complexité qui fait d'eux de véritables êtres humains, ni bons ni mauvais, mais simplement vivants. Les dialogues sont ciselés à la perfection également, même ceux qui paraissent les plus anodins. On sent que chaque mot est choisi, pesé, à la fois pour les sens potentiels que pour le rythme du dialogue. C'est, bien entendu, chez Violet (Maggie Smith, absolument époustouflante) que ces mots sonnent le mieux, elle a des répliques (des « punchlines », diraient les jeunes) bien souvent hilarantes.
A propos de sens du rythme, cette série est, là aussi, exemplaire. En effet, alors qu'on a l'impression qu'il ne s'y déroule pas grand chose, alors que le tempo est lent, il est impossible de s'y ennuyer. C'est une sorte de potion magique que les scénaristes ont dû appliquer ici, un mélange inouï de problèmes, de confrontations feutrées, de rapport entre classes et surtout de lien avec l'histoire.
Si ces qualités sont tellement évidentes qu'on n'a pas besoin d'attendre une saison pour les savourer pleinement, je dois admettre que j'ai mis du temps avant de comprendre quel était le vrai sujet de Downton Abbey. J'ai bêtement cru assister à une série sur la noblesse britannique. Ce n'est que dans la saison 4 (lors de l'épisode de Noël : il faudrait dire à quel point les épisodes de Noël sont encore supérieurs aux autres dans cette série) que je me suis rendu à l'évidence : Downton Abbey est, en réalité, une série sur l'Angleterre.
Prenons quelques exemples. Venons, d'abord, à cette fin de saison 4. Edith, une des filles de la famille, tient un propos très juste sur la différence entre le caractère latin et le britannique. Elle dit que les Latins ont l'habitude de laisser éclater leur peine et leurs douleurs, de l'exprimer haut et fort, avec force cris, pleurs et lamentations, alors que les Anglais restent enfermés dans leur flegme légendaire. Et derrière ce propos qui ressemble à une constatation, il y a tout le non-dit (car cette série est très forte en non-dits, toute en suggestions d'une grande finesse) : la volonté d'Edith d'exprimer sa douleur, qui se heurte aux règles de la bienséance mondaine britannique où tout doit être feutré, enveloppé d'une ouate qui amortit les aigreurs et les ressentiments.
Dans ce même épisode, deux personnages se retrouvent pour une nouvelle confrontation. D'un côté l'inénarrable Violet, comtesse douairière au fait de toutes les subtilités de la vie noble, et de l'autre côté Martha Levinson, richissime et excentrique américaine (mais qui ne paraîtrait pas excentrique face au monde de la noblesse britannique?), interprétée par la fabuleuse Shirley MacLaine. Et plus que la rencontre de deux personnes qui s'apprécient peu, c'est un véritable choc de culture qui se fait là. Avec un constat qui prête réflexion : « mon monde se rapproche tandis que le vôtre s'éloigne », dira Martha à Violet. Et c'est peut-être là que se cache la douce mélancolie qui se dégage de la série. Peut-être pourrait-on définir Downton Abbey comme étant la version britannique du Guépard, cette passation de pouvoir entre une noblesse millénaire, fière de préserver des traditions immémoriales, et une bourgeoisie nouvellement enrichie qui va se constituer en nouvelle noblesse. Cette confrontation de deux cultures, c'est plus qu'un choc de personnages, c'est la rencontre d'un empire à son déclin avec un autre empire en pleine ascension.
Et le fait que le second est un lointain descendant du premier n'arrange pas les chose, bien entendu.
Cet aspect de passage de témoin est encore renforcé dans la série par un fait. Violet est la mère de Lord Grantham. Martha est la mère de Lady Grantham. Donc la famille noble est déjà dirigée par ce que beaucoup de puristes considéreraient comme une union contre-nature entre le descendant d'une longue lignée d'aristocrates et une fille de parvenus américains. Et, bien entendu, c'est Cora qui a apporté, par son mariage, les fonds nécessaires aux comptes de la propriété.
C'est donc bel et bien une nouvelle façon de structurer le monde que nous présente la série. Le pouvoir politique représenté par la noblesse cède la place au pouvoir de l'argent, même si celui-ci n'a aucune éducation et aucun respect des bienséances.
Une des preuves de l'état de mort clinique de la noblesse est montrée, de façon très subtile, dans les rituels mondains qui se trouvent de plus en plus vides de sens. Il suffit de voir la tête du roi, qui s'ennuie visiblement à mourir lors de la traditionnelle cérémonie de présentation des jeunes filles, pour comprendre que ce monde est épuisé.
En cela, la période où se déroule la série est particulièrement bien choisie : le premier épisode nous apprend le naufrage du Titanic, et la deuxième saison se tient lors de la Première Guerre Mondiale, deux événements qui, traditionnellement, sont considérés comme marquant la véritable fin du XIXème et le vrai début du XXème siècles. De fait, toute la série est traversée de l'idée que la modernité est inéluctable, presque fatale, et qu'elle s'impose malgré les réticences des différents personnages. Électricité, téléphone, cela donne lieu à des scènes humoristiques certes un peu répétitives dans le propos, mais cette insistance est significative. C'est cette même modernité qui est regardée de travers quand elle touche les mœurs et les traditions.
Et pourtant, c'est bien là que réside une des particularités essentielles de l'Angleterre de nos jours, dans cette volonté de sauvegarder des traditions millénaires peut-être vidées de leurs sens mais qui constituent une identité dans une société ultra-moderne où tout les pays vont avoir tendance à se ressembler. Le roi (ou la reine, dans le cas présent), la noblesse, la Chambre des Pairs, les Lords, les bals et autres mondanités, c'est ce qui constitue l'identité du pays, et ce n'est pas un hasard si les Anglais, lorsqu'ils veulent revendiquer leur nationalité, ne se ruent pas sur le drapeau (comme le ferait un Américain moyen) mais sur un portrait de Sa Très Gracieuse (sic) Majesté.
Autre fait typiquement britannique, qui est au cœur même de la série : le rapport entre les classes. Là où un film français, américain ou autre aurait basé son intrigue sur la confrontation entre les classes, la série britannique insiste sur la collaboration mutuelle. On sent que c'est un honneur mutuel : c'est un honneur pour les domestiques de travailler pour un tel maître, et c'est un honneur pour les maîtres d'avoir de tels domestiques. On voit que Lord Grantham ne traite pas ses domestiques de haut, qu'ils ne sont pas ses esclaves, mais quasiment des collaborateurs dans la gestion du domaine.
D'ailleurs, la série établit un parallèle entre la famille et les serviteurs. Le parallèle apparaît dès le logo de la série, où la bâtisse se reflète par un effet de miroir. La famille se structure autour de Lord Grantham, et les serviteurs autour de Carson, tous les deux se répondant par leur charisme, leur prestance et l'intelligence de leur gestion.
Par la suite, la série se déroule en parallèle aussi bien d'un côté que de l'autre (« upstairs » et « downstairs »), ne privilégiant aucun personnage. Et on sent cette interdépendance des deux classes, cette idée que les serviteurs participent activement et pleinement à la noblesse du domaine. Là aussi, il s'agit, je crois, de quelque chose de typiquement britannique.
En bref, cette série est excellente, brillante, intelligente, finement écrite, et se suit avec grand intérêt.