Soyez prévenus que de nombreux spoilers sont présents ! (je sais qu'on peut les masquer mais pas vraiment envie de trier phrase par phrase)
Qu'il est étrange de se remémorer comment j'ai découvert cette série ! J'étais encore étudiant, des amis m'avaient alors fortement conseillé la première saison comme "une série de fantasy adaptée d'excellents bouquins". C'était quelques mois avant la diffusion de la saison 2, et jusque là j'en avais à peine entendu parler. J'avais alors dévoré ces dix premiers épisodes, attendu les dix suivants avec impatience chaque semaine, puis craqué pour un beau coffret rassemblant tous les livres afin de découvrir la suite avant la prochaine saison. Retour au présent, un certain nombre d'années plus tard : Game of Thrones est sur toutes les lèvres, dans tous les médias, impossible d'ignorer son existence. Par contre ce qui n'a pas changé, c'est qu'on parle toujours des livres en association avec la série (malheureusement sans qu'il en soit sorti un de plus).
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Au tout départ c'était avec enthousiasme qu'on les évoquait, il était rassurant de savoir qu'il restait un tel matériau à adapter, puis ce fut avec doute quand la série commençait à tirer sur la corde, et enfin avec crainte quand les showrunners (David Benioff et D.B. Weiss) ont dû broder à partir des éléments que leur avait fourni George R. R. Martin sur la fin qu'il prévoyait. Cette situation a créé de multiples catégories de fans, dont certains se fichaient éperdument des changements opérés par rapport aux livres quand d'autres les disséquaient à corps perdu. A mon humble avis, les problèmes d'écriture de la série ne peuvent être résumés au simple fait qu'elle ait fini par dépasser les livres. J'en veux pour preuve que d'excellents passages de la série comme Arya se retrouvant servante de Tywin étaient totalement inventés, tout en conservant la même qualité d'écriture. Ou alors en digressant un peu plus, The Leftovers avait parfaitement réussi cela, la première saison adaptait entièrement le livre et pourtant la saison 2 était pour moi encore meilleure. Non, il me semble que l'important est bien d'atteler à la tâche des scénaristes de qualité, ce dont ne manque pas HBO, et de tenir compte de la trajectoire complexe des nombreux personnages gravitant dans cet univers. La conclusion aurait pu être différente de celle prévue par Martin, mais en conservant une certaine qualité d'écriture. Dans le cas présent, on sait que l'on a vu les grands points auquel il veut arriver, mais de manière cruellement défaillante.
Il a été écrit tant d'articles, d'avis, de critiques sur cette série en 8 ans que j'aurais du mal à prétendre ajouter quoi que ce soit d'original. J'ai lu un certain nombre d'articles passionnants depuis l'ultime épisode, dont je me permets de passer quelques points en revue. En premier lieu, il semble évident que même avec cette qualité d'écriture, la volonté des showrunners de se contenter de 13 épisodes au lieu de 20 sur les deux dernières saisons était une énorme erreur. Difficile de ne pas enrager quand on sait que certains ont lutté amèrement avec la même chaîne pour pouvoir finir leur série (je n'ai jamais pardonné la chaîne pour Deadwood). Le simple fait d'avoir cette durée réduite poussait de façon quasi mathématique à sauter d'un point majeur de l'intrigue à un autre, en oubliant entre autres que les voyages eux-mêmes et leurs péripéties faisaient entre autres le sel des premières saisons. Aller de Winterfell à King's Landing était une aventure en soi (d'environ un mois, pour rappel), et si je comprends bien qu'il fallait un peu accélérer les choses sur la fin, ça n'excuse pas non plus le fait que les ellipses et l'écoulement du temps soient aussi mal gérés.
Plusieurs articles ont tenté d'analyser de façon plus profonde - au delà du dépassement des livres - pourquoi beaucoup de fans ne reconnaissaient plus la série qu'ils avaient adoré initialement. Les deux théories qui ont le plus retenu mon attention concernent la façon d'écrire, et amènent il me semble à des débats passionnants sur la façon d'écrire une saga, quel que soit le support. La première soutenait que si la série était aussi passionnante à ses débuts (les 4 premières saisons, en général) c'est parce qu'elle proposait comme l'a fait The Wire un vaste univers peuplé de personnages complexes, aux variables sans cesse changeantes, et surtout où la moindre action avait une conséquence. Tout ce qui arrivait aux personnages, que le spectateur l'ait vu venir ou non, était cohérent, car en parallèle de leurs actions les personnages secondaires, et même ceux que l'on ne voyait jamais menaient leur vie et manigançaient en coulisse. Cet univers était animé de sa propre vie et nous en étions les spectateurs impuissants, désemparés de voir nos héros successifs tomber dans des pièges machiavéliques.
La fin de la série, au contraire, a totalement abandonné cet aspect sociologique au profit d'une narration portée et propulsée par les personnages restants, quitte à briser toutes les règles précédemment définies. Il a donc fallu dire adieu aux dialogues passionnants entre duos ou trios de personnages pour favoriser ceux strictement narratifs et nettement plus plats, ou l'on se contente de commenter ce qui s'est passé ou de préparer la suite. Le seul épisode y faisant exception dans la dernière saison était la préparation de la bataille (le deuxième donc), et il reste pour moi le meilleur. Coïncidence, il n'était pas écrit par les showrunners, les dialogues étaient plus profonds et les actions des personnages cohérentes avec leurs passés.
Ceci me mène à la seconde théorie, en partie alimentée par Martin lui-même, qui expliquait qu'il existe deux types d'auteurs, les architectes et les jardiniers. Les premiers prévoiraient tout à l'avance, les différentes étapes du récit comme l'évolution des personnages, au risque de forcer un peu les choses par moment. Les seconds planteraient des graines et regarderaient leurs personnages pousser, en écrivant de façon organique leur évolution pour façonner le récit, quitte à se perdre dans des impasses. Il y a d'autres exemples connus de "jardiniers", comme Stephen King qui n'est jamais le dernier pour écrire trop, ou Vince Gilligan qui défendait l'écriture organique de Breaking Bad, déclarant à de nombreuses reprises qu'il ne connaissait pas plus la suite que les fans. Or dans le cas de Game of Thrones, les premières saisons bénéficient de l'écriture du jardinier Martin, alors que la fin a été clairement prévue point par point à l'avance par les showrunners.
Ceci casse la sensation initiale que toutes les interactions et les rebondissements faisaient sens (du moins la très grande majorité), en forçant le récit à se plier aux personnages, et non l'inverse. C'est comme ça que l'on se retrouve avec de multiples réunions de personnages forcées, qui n'ont pas de sens autre que thématique, et où le fan service pointe le bout de son nez à de trop nombreuses reprises. Je suis prêt à accepter que Bran devienne roi, toute aussi bâclée que puisse être sa nomination, mais qui pourra me soutenir que le nouveau gouvernement répond à une quelconque logique ? Difficile d'échapper à la sensation qu'il fallait caser tous les personnages restants quelque part (Bronn, vraiment ?), en les laissant commencer leur règne dans la déconne et la franche camaraderie. La moitié de la population de la ville a été incinérée il y a peu, mais on ne va pas se priver de quelques blagues sur la reconstruction des bordels.
Après ces considérations inspirées par des personnes plus compétentes que moi pour parler écriture, difficile de ne pas évoquer plus en détails certains points hautement litigieux de cette dernière saison. Le sujet le plus débattu a clairement été celui de Daenerys, donc une bonne fois pour toutes OUI la série comme les livres annonçaient ce funeste revirement, mais cela n'empêche pas de l'avoir fort mal amené à l'écran. Le reste de l'épisode était incontestablement spectaculaire, ambitieux, cruel et bien mis en scène, mais je n'ai pas réussi à y croire, encore une fois il manquait au minimum un épisode à insérer avant. J'ai éprouvé un peu la même sensation pour Jaime, il me semble trop facile de faire revenir autant de personnages à leurs points de départ dans une volonté de "boucler la boucle" après tout ce qu'il ont vécu, de même pour Jon et Tyrion, voire Arya dans une certaine mesure. On a bien compris la volonté des showrunners de nous "surprendre", probablement en pensant reproduire une des caractéristiques phares de la série. Désolé de leur apprendre que tuer toutes les prophéties dans l’œuf, y compris celle sur Cersei à qui ils avaient consacré le seul flashback (hors visions) de la série, et tenter de contredire les attentes des spectateurs de façon assez mécanique ne constitue pas ce que j'appelle des surprises.
Comment ne pas déplorer également que plus la série touchait à sa fin, plus les personnages tendaient à être rangés dans le camp des gentils ou des méchants, quitte à caricaturer certains à outrance ? Même si ça ne concerne que les lecteurs, difficile de pardonner le massacre de Dorne ou des Greyjoys, dont les nouveaux personnages sont traités totalement par-dessus la jambe dans la série, alors qu'ils sont censés faire partie des plus complexes et des plus passionnants. Comment expliquer que les personnages les plus intelligents/rusés/fourbes de la série se conduisent de façon stupide au fur et à mesure que les saisons avancent, si ce n'est pas la dégradation de l'écriture ? Se voir répéter que Tyrion, Varys, Littlefinger et autres sont les plus intelligents du royaume alors qu'ils commettent bourde sur bourde créé une dissonance assez perturbante. Au moins Tywin a eu la chance de succomber avant de subir le même sort. Que dire du fait que l'héritage de Jon, révélation absolument majeure répétée sur toute la saison, n'a absolument aucune incidence sur le final, quitte à ne même pas être évoquée ? Comment ne pas désespérer devant la médiocrité stratégique et tactique affichée dans la plupart des batailles depuis quelques saisons, où l'on ne sait pas utiliser la cavalerie ou les archers à bon escient, où l'on a oublié le concept d'éclaireurs ? Pourquoi exposer son dernier dragon en essayant de négocier au pied des murs de King's Landing, après que le précédent ait été descendu de façon strictement impossible par des scorpions ?
Sun Tzu n'existe peut-être pas à Westeros, mais Stannis, Robb ou Tywin étaient de fins stratèges dont on prenait plaisir à voir les plans se formuler sur une simple table. Et c'était sans même parler du fait que les Unsullied et les Dothrakis se multiplient d'épisode en épisode après être à peu près tous morts à l'écran durant la bataille de Winterfell. On m'a bien conseillé à de nombreuses reprises d'accepter cet état de fait pour profiter un minimum de la série, mais j'en suis incapable quand les pertes et décès divers sont plus à attribuer à l'imbécilité des personnages principaux qu'à la ruse de leurs adversaires. Cet ensemble de facteurs aggravant considérablement les problèmes liés au rush de ces deux dernières saisons, je me suis retrouvé à ne plus être impliqué émotionnellement, et je peux dire sans exagérer qu'aucune mort ne m'a bouleversé tant elles étaient traitées rapidement et quasi oubliées par la suite.
Pour moi la question n'a jamais été de savoir si c'était la meilleure série de tous les temps, mais il me semble incontestable qui si elle avait pu aller jusqu'à sa conclusion avec la même qualité d'écriture, elle aurait gardé un capital sympathie bien plus important par la suite. Il ne faut pas exagérer dans le sens inverse non plus, à savoir que les livres ne sont pas parfaits, avec parfois de gros ralentissements comme dans le 4ème tome, et le simple fait qu'il en manque encore deux pour conclure l'histoire. Une chose est certaine, c'est que si vous étiez passionnés par les jeux de pouvoirs et les interactions un minimum complexes entres personnages, l'énorme avantage de la saga sur papier est de vous mettre à chaque chapitre dans la tête d'un personnage différent. Il va sans dire que cela aide énormément à développer les personnages les plus taiseux comme Jon, ou les plus torturés comme Daenerys, de connaître leurs pensées et leurs évolutions. C'est également ce qui permettait de créer de l'empathie pour Jaime ou Cersei, initialement détestables. La série avait abattu un excellent travail pour retranscrire par les dialogues et le jeu d'acteur initialement, mais quand la qualité d'écriture de ces dialogues a fini par décliner, ces personnages ont soit fait du surplace, soit connu une évolution des plus erratiques.
Après une fin aussi peu inspirante, difficile de dire quel sera l'héritage de la série et comment on se souviendra d'elle. Que ça soit mérité ou non, il semble que l'on se dirige vers ce qui est arrivé à Lost, Dexter ou House of Cards, adulées au départ mais irrémédiablement ternies par leurs conclusions. Je dois bien admettre que le souvenir des saisons initiales que j'avais adoré est terni par tout ce que je viens d'évoquer, et il serait étrange de ne revoir que celles-là. Il me semble par contre évident que l'on ne revivra pas un phénomène social et culturel comme Game of Thrones avant un bon moment, et que la série risque bien d'être la dernière qui aura été suivie avec autant de dévotion épisode par épisode lors de sa diffusion. Ce qui partait comme une bonne surprise s'est transformée en véritable raz-de-marée qui aura laissé d'innombrables répliques cultes, memes, parodies, qui aura imprégné la pop culture, eu d'innombrables produits dérivés, redéfini l'ampleur et l'ambition possibles pour une série avec son immense casting, ses tournages au quatre coins du monde et ses batailles épiques.
La seule que je vois (éventuellement) tenter quelque chose de cette échelle est le Seigneur des Anneaux d'Amazon, qui va se passer avant les aventures de Frodon, avec au moins cinq saisons et un budget colossal d'un milliard de dollars (oui oui). Mais à mon humble avis, le simple fait qu'elle soit produite sur une plateforme de streaming ne produira pas la même expérience et la même attente, avec discussions du matin, hypothèses et analyses (voire polémiques sur la fin) suivant la diffusion de chaque épisode. Je doute également que les nombreux spin-offs prévus pour capitaliser sur le succès de la série provoquent une telle ferveur. Il y a tout à parier que Game of Thrones restera un objet télévisuel unique en son genre, peu importe la façon dont on s'en rappellera dans dix ans.