Documentaire long de 6h18, L'Inde fantôme, le plat de résistance de la partie documentariste de la filmographie de Louis Malle, doit être vue peut-être pas in extenso en une seule fois mais en plusieurs séquences d'au moins une heure afin de goûter, de ressentir pleinement cette plongée dans une Inde très éloignée d'une Inde de carte postale. Car ici, on ne verra pas le Taj Mahal ni le temple d'or. En revanche des villages misérables ou des tribus reculées dans les confins de l'Inde du sud, ça oui, on y aura plus que droit, ce qui ne fut d'ailleurs pas sans poser problème à la sortie du documentaire auprès des autorités indiennes, désespérées de voir que Malle avait surtout mis l'accent dans son travail sur le plus honteux (à leurs yeux).
Et pourtant, il ne fait aucun doute que c'est ce qui contribue à donner à ce voyage un aspect vertigineux. Cela et cette aura fantomatique qu'évoque le titre. Car là aussi, si le spectateur s'attend à voir un docu de type "Connaissances du Monde" avec tout plein de commentaires didactiques, il en sera pour ses frais. la voix de Malle n'a de cesse de le marteler en voix off : l'Inde, il essaye de la comprendre mais toujours elle lui échappe, absolument déconcertante et contredisant des habitudes de vie occidentale dont il ne parvient pas à se défaire pleinement. Ainsi les ablutions dans l'eau insalubre du Gange. Ainsi ces croyances qui se démultiplient en un nombre sidérant de sectes et de gourous. Ainsi ces brahmanes qui semblent n'être que des affairistes faisant marcher leur boutique. Toutes ces choses le dépassent mais toujours, le documentariste parviendra à faire preuve de critique envers lui-même et à se dire que l'Inde est décidément une autre planète que le simple séjour d'un petit occidental est incapable de saisir immédiatement la substance.
En revanche, sa lumière, il parviendra à s'en approcher. C'est le miracle de ce documentaire qui, tout en collectant des images fortes sur une misère grouillante, exprime aussi simplement la joie d'être là et de participer. Témoin la fabuleuse séquence dans l'école de danse traditionnelle ou celle du festival dans lequel un char ahurissant est promené dans les rues d'une ville, avec des habitants aspergeant d'eau les différents participants de leur fenêtre. Malle raconte qu'il est sorti exténué de l'avoir filmé au plus près, presque en transe, pendant des heures en plein soleil.
L'Inde Fantôme est-il le documentaire ultime sur l'Inde ? Tout dépend de ce que l'on entend par documentaire. Mais si on attend de ce genre d'être transporté et sidéré, alors oui, on est alors face à un chef d'œuvre. Sans doute à placer à côté d'un équivalent littéraire qui serait L'Usage du monde, de Nicolas Bouvier.