Les Soprano
8.5
Les Soprano

Série HBO (1999)

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L'hiver arrive, jusque dans leurs âmes. Ils souffrent d'un mal invisible dont ils soupçonnent à peine l'existence : l'assèchement progressif de leur humanité.
Malgré les accolades et les embrassades, malgré la convivialité, malgré les rires, chacun ne s'intéresse qu'à lui-même. Le souci de l'autre ne cesse de régresser. Une régression qui touche aussi notre époque. De grands déserts s'annoncent.


Quand les membres d'un groupe social ont pour unique ambition de satisfaire leurs intérêts individuels, le groupe social perd sa raison d'être : il perd la notion de bien commun et les valeurs d'entraide et de solidarité qui lui sont associées. Une façon de maintenir provisoirement un semblant d'unité au sein du groupe consiste à instaurer des relations contractuelles entre ses membres — relations qui sont au principe des échanges économiques et que l'on peut résumer par la formule : « je ne m'engage à satisfaire ton intérêt que dans l'exacte mesure où (et aussi longtemps que) cela me permet de satisfaire mon propre intérêt ». Il va de soi que des rapports humains fondés exclusivement sur ce principe sont d'une médiocrité affligeante.


C'est ce genre de rapports que les personnages de Soprano entretiennent les uns avec les autres. Dans le monde des Soprano, la « famille », qu'elle soit conjugale ou mafieuse, est un agrégat d'individus focalisés sur la satisfaction de leurs intérêts égoïstes, qui ne se préoccupent de leur entourage immédiat que lorsqu'ils ont un avantage quelconque à s'en préoccuper. Mais il y a pire. Arrive un moment où cette logique économique du « donnant-donnant » — qui est déjà elle-même une version anémiée du principe de réciprocité (1) — finit par s'épuiser, pour laisser place à des comportements de plus en plus solipsistes dont la bassesse le dispute au sadisme. Au début, le spectacle de leur abjection ordinaire est assez drôle.


Et puis plus du tout. Ce monde est notre monde — ou presque. Le constat n'est pas nouveau (les premiers romans de Houellebecq, par exemple, ne parlent que de ça) : en érigeant l'individu et sa quête de satisfactions personnelles au rang de valeurs ultimes, les sociétés modernes ont condamné les hommes à l'isolement, à une vie de ruptures et de séparations. L'individualisme ambiant est hautement contagieux. Pas un groupe social qui n'en subisse les conséquences. Pas une relation humaine qui ne soit menacée, dans sa solidité ou sa longévité. Aucune forme d'amour n'y échappe — ni familiale, ni amicale, ni amoureuse. La simple émergence d'un lien authentique à autrui semble improbable (un petit miracle sociologique, comme disait Bourdieu). La force de Soprano réside avant tout dans sa capacité à saisir la déliquescence des liens sociaux traditionnels, à pointer la béance qui se creuse entre des personnages dont la famille est devenue illusoire, comme une peinture en trompe-l'œil sur la façade décrépie de leurs egos emmurés. Avec, à l'horizon, le risque d'une solitude absolue pour chaque individu.


Le problème central concerne les relations entre l'individu et le groupe, ou, si l'on préfère, entre les notions de liberté individuelle et de bien commun — et, en ligne de mire, le modèle politique, libéral ou social, qui leur correspond. Il est significatif que ce problème soit au cœur de la plupart des grandes séries américaines, chacune le traitant à sa manière. De The Shield à Mad Men, en passant par Lost ou Breaking Bad, et plus récemment The Walking Dead, c'est la même question qui se répète inlassablement. Une question toute bête, en fait. Mais insistante :


Moi ou les autres ?


Tony Soprano répond « moi ». Son cher moi. Même si, en apparence, il entretient tous les types de relations susceptibles de contribuer à l'harmonie du clan, il n'obéit réellement qu'à une seule règle : la sienne — les autres se conduisant d'une façon similaire, en dépit de leur allégeance à son statut de chef. Rien d'étonnant à ce qu'il accumule les désunions (avec sa mère, son oncle, sa femme, ses enfants, son neveu, ses maîtresses, etc.). Éloigné de tous, enlisé en lui-même, aliéné à sa propre liberté, il est plus seul que jamais. Son monde se réduit aux dimensions de son ego.


Le pire destin pour un Narcisse moderne tel que Tony Soprano (ou le Don Draper de Mad Men) n'est pas la noyade, mais l'errance infinie sur un océan sans profondeur de satisfactions à court terme. Pulsions et répulsions de l'instant présent, simple écume. Vagues agitations d'un ego à la dérive. Un ego pas du tout « sur-dimensionné » selon l'expression habituelle, plutôt sous-dimensionné, minuscule même. Qui s'en tient aux traits les plus superficiels de la personnalité, aux aspects les plus anecdotiques de la subjectivité — idiosyncrasie rabougrie. Des pulsions sexuelles, des pulsions d'alimentation, des pulsions liées à l'argent. Point barre. Tony n'en demande pas plus. Il n'a aucune ambition véritable. Son égocentrisme obtus lui interdit tout projet d'envergure, le prive de toute vision d'avenir. Trop à la ramasse, navigant à vue, ne connaissant rien d'autre que cette fuite incessante sans perspective assignable. Avaler des tranches de jambon cru, faire taire sa sœur, péter la gueule d'un gêneur, gérer les affaires courantes, rassurer son épouse, baiser ses maîtresses, allonger quelques billets pour que les gosses lui foutent la paix...


Tout est monnayable. Sa sexualité aussi. Il raque, même avec sa femme, cadeaux ou liquide. Pour des rapports mécaniques, fonctionnels, génitaux. Le degré zéro de la sublimation. Aucun érotisme chez lui, aucune sensualité, comme s'il avait oublié d'être gourmand. Juste décharger, se vider, se soulager, et retourner à son business. Il baise comme il prend une douche, par hygiène. D'ailleurs, il ne « baise » pas : il évacue. Quant à faire l'amour... pas la moindre attention sincère pour ses partenaires (toutes plus égocentrées et intéressées les unes que les autres). Un gâchis intégral. Le mal-être qui l'envahit est immense, évidemment, et se traduit par des crises d'angoisse ou des évanouissements que son art de la mauvaise foi et ses discours en mode « tout-va-bien » ne parviennent plus à dissimuler.


Quelque chose a été perdu. Quelque chose qui a à voir avec l'éthique, avec le code d'honneur et les valeurs fraternelles que le vieux modèle patriarcal pouvait encore véhiculer (2). Un modèle en lambeaux dont il ne subsiste que les formes vides de l'autorité et de la hiérarchie, par ailleurs parfaitement tyranniques. Il n'y a plus ni honneur ni fraternité chez les Soprano. Personne ne se soucie de personne. Seul reste le profit. Et la cruauté de chacun à l'égard de chacun. C'est un processus classique : tôt ou tard, l'insensibilité au sort d'autrui fait le jeu de la perversion. Les membres du clan sont comme une meute de chiens errants toujours prêts à s'entredévorer. À se dépecer les uns les autres. Le plus grand danger ne vient pas de l'extérieur (justice, FBI...). Il vient de la meute elle-même. Or on ne quitte pas la meute.


Le clan Soprano est à la fois une prison et une jungle, un micro-système aberrant qui combine les tares du totalitarisme et de l'ultra-libéralisme. L'un des grands défis de nos sociétés, au contraire, est de réussir à rendre compatibles des valeurs dont nous avons exacerbé l'antagonisme, en les absolutisant, celles de liberté individuelle et de bien commun, toutes deux légitimes — les origines de cette antinomie civilisationnelle remontant au moins au XVIIIème siècle (déjà en germe dans la différence entre les pensées politiques d'Adam Smith et de Rousseau).


Là est le génie de Soprano : avoir su décrire, dans toute leur complexité humaine, les impasses majeures de notre époque, et cette désolation qui s'abat sur nos vies depuis qu'elles s'y sont engouffrées. Qu'on le veuille ou non, l'hiver est déjà là.


———————————————
(1) Si la logique du « donnant-donnant » est purement quantitative, calculatrice, centrée sur le profit individuel (ce dont témoigne une expression comme « les bons comptes font les bons amis »...), les échanges basés sur le principe de réciprocité, à l'inverse, mettent l'accent sur la qualité de la relation à autrui, et non pas sur l'intérêt personnel. Certes, celui-ci est toujours présent, mais il devient secondaire (cf. Marcel Mauss, Essai sur le don).
(2) Passionnant d'observer à ce propos comment Game Of Thrones (encore une série qui s'interroge sur la famille) réintroduit des valeurs ancestrales telles que l'engagement, l'honneur, le don de soi, le sacrifice au nom d'autrui, etc.

Pheroe
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le 19 sept. 2015

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