Anthony Soprano est vulgaire, inculte, machiste, violent, arriviste, fier, infidèle, croyant, raciste, immoral, pleurnichard... bref Anthony Soprano est américain. Ah oui, il est aussi mafieux mais c'est secondaire en fait.
Aussi simplement que ça David Chase tend un miroir déformant à une Amérique en proie à toutes les angoisses. Si le procédé d'utiliser le crime organisé comme pinacle du rêve américain (il y concentre en effet toutes les promesses : succès, argent, liberté totale, consommation sans limite) est vieux comme le Cinéma il est ici exploitée avec une force et une intelligence peu commune.
Plus encore que les "Affranchis" de Scorsese les "Sopranos" de David Chase sont des mafieux de la rue, des mecs sans éducation qui ne comprennent que la violence et les insultes. Des personnages qui ont grandi dans une jungle et qui n'ont d'autres choix que de se comporter en animaux à leur tour.
S'il y a bel et bien une mythologie de la Cosa Nostra (séquence d'intronisation, les innombrables séquences de repas et d'accolades, la hiérarchie) on est loin du romantisme et du raffinement du "Parrain" de Coppola.
Tony est donc un type détestable et foncièrement mauvais mais il n'en reste pas moins humain... en fait, il n'est pas humain en dépit de ses défauts mais justement parce qu'il en a.
Cette humanité est restituée dans toute sa complexité et ses contradictions. Le show évite brillamment les pièges de la glorification complaisante ou de la condamnation bête.
Une humanité qui donne tout son sens à l'introspection forcée de Tony.
La série ne cherche pas le prêchi-prêcha de comptoir, les barrières de la moralité sont celles que l'on se donne et elles seront sans cesse remises en question au cours des 6 saisons. En brisant les dogmes la série cherche surtout à nous questionner.
Un questionnement qui porte sur un mode de vie superficiel basé sur le profit et l'apparence, tout du long Les Soprano nous invite à réfléchir.
Réfléchir sur le crime et la justice : oui. Réfléchir sur la société moderne occidentale et les valeurs qui la compose : surtout.
Mais Tony n'est pas seul, loin de là, et la constellation de personnages qui l'entoure bénéficie elle aussi d'un soin minutieux. Que se soit sa Famille ou sa "famille" ils sont tous a peu prêt inoubliables, que ce soit pour de bonnes ou de mauvaises raisons.
Janice ou la femme la plus insupportable du monde, Paulie ou l'homme le plus con du monde, Silvio le roc immuable, Chrissy le chien fou en quête de rédemption, Johnny Sack le rival mais néanmoins ami, Pussy le discret, AJ écrasé par le modèle paternel, Corrado l'acariâtre , etc....
Des personnages qui vont et viennent au fil des petites et grandes intrigues, qui passent sur le devant de la scène avant de retourner en coulisse et vice versa. Des personnages aux destins tragiques, touchants, injustes, étranges... mais toujours nuancés et crédibles. On les aime ou on les déteste, parfois à tour de rôle, mais ils sont tous humains, ils ont tous une substance, quelque chose à dire ou à apporter.
Si la richesse principale de la série tient dans son écriture dense et cohérente des personnages, à sa profondeur thématique (qui peuvent être intimes comme politiques) il ne faut pas négliger le travail remarquable apporté à l'image et à la narration.
Sur un rythme lancinant, mais jamais chiant, le show déroule ses épisodes avec maestria, empruntant à la fois au réalisme le plus cru (les mises à mort peuvent être particulièrement éprouvantes) et au lyrisme le plus farfelu (les nombreuses séquences de rêves et d'hallucinations de Tony) pour apporter le maximum de relief. La montée en puissance de la réalisation au fil des épisodes vient chatouiller, si ce n'est carrément dépasser, de nombreux cinéastes.
La toute dernière séquence du show ( saison 6, épisode 21 : "Made In America") cristallise d'ailleurs cette exigence hors norme en faisant autant appel à l'écriture qu'à la mise en scène. Un épilogue qui refuse toute facilité et tout racolage pour, là encore, nous hanter et nous faire réfléchir, encore et toujours.
Un final tout simplement mémorable, qui vous trotte dans le crâne longtemps après avoir éteint la télé et qui entérine définitivement le statut d'oeuvre majeure du show.
On pourra aussi souligner une bande son prodigieuse, tapant dans divers registres avec pertinence et goût.
"Les Soprano" n'est pas le show qui a bouleversée la façon de faire des séries TV pour rien. Aussi intelligent que captivant le programme ne fait aucune compromission aussi bien concernant ce qu'il y a à l'écran (nudité et violence explicite) que concernant le discours (on tape là où ça fait mal, là où les autres évitent d'aller). David Chase a fait le pari fou de s'adresser au public en adulte possédant un cerveau. Un public qu'il bouscule, interpelle, questionne... mais aussi émeut.
La série offre régulièrement des séquences incroyables d'émotions (le final de la saison 5, le final de la saison 2, le début de la saison 6, etc...).
Oui, "Les Soprano" est une référence et c'est un statut qui n'est pas éhonté, loin de là. Mais attention, comme tout trésor il se mérite aussi. L'excellence est à ce prix.