Sans doute une des peintures les plus saisissantes de la culture du marketing telle qu'elle s'élabore dans les années 60. Une culture appréhendée ici sous l'angle de la psychologie personnelle et interpersonnelle, avec le catalogue de ses pathologies, plus que du point de vue de l'économie générale à laquelle elle se rattache. C'est toute l'originalité de cette somptueuse mais terrifiante série où l'humanité des personnages est constamment mise à mal par la violence feutrée, aussi sourde qu'implacable, de leurs rapports de force.
Car cette critique sous-jacente du capitalisme ne se concentre pas simplement sur les inégalités économiques et les déséquilibres entre catégories professionnelles (même si la série met très bien en évidence les hiérarchies sociales au sein de l'agence Sterling-Cooper). Elle ne raconte pas non plus l'obscénité du fossé grandissant entre les plus riches et les plus pauvres ; elle neutralise cette dimension en donnant à tous ses personnages une aisance financière, plus ou moins élevée, dont la stabilité n'est jamais réellement prise en défaut. Non, Mad Men scrute une autre forme d'obscénité : elle parle d'un mal fait à l'âme des hommes. Une souffrance rentrée, enfouie, à peine consciente. Conséquence d'une culture inhumaine où le profit individuel s'érige en souverain bien.
Toute proportion gardée, on assiste là, au fond, à un récit qui évoquerait presque Guy Debord, plutôt que Marx. C'est-à-dire le tableau pathétique de la société du spectacle intériorisée par la psychè de ceux qui en sont les artisans, et en même temps les victimes, plutôt que l'exposé des mécanismes du capital entre les mains de ses détenteurs omnipotents. Mais n'exagérons pas, Mad Men n'a rien d'un pamphlet politique — certes, s'il fallait chercher des pistes critiques qui s'en rapprochent, c'est dans l'analyse de la culture et de la psychologie capitalistes qu'on les trouverait. Bref, plus que la lettre, l'esprit (malade) du capitalisme. Quant au choix des années 60, au-delà du soin extrême apporté à les dépeindre, il est surtout révélateur de l'intention de saisir une période où s'est cristallisé un grand nombre de nos mentalités et de nos comportements actuels, notamment consuméristes.
Le fait que les auteurs aient mis en scène des publicitaires, plutôt que des hommes d'affaires, des banquiers, des traders, etc., n'est pas non plus un hasard, mais le signe d'une vraie intelligence narrative. Les traders, par exemple, ne cherchent qu'à encaisser et augmenter indéfiniment les bénéfices économiques. Or les publicitaires vont beaucoup plus loin, d'une certaine manière, puisqu'ils travaillent en amont, en instaurant les conditions mentales nécessaires au triomphe de cette logique acharnée. En produisant la structure psychique, individuelle et collective, qui rend possible le règne sans partage du profit sur les hommes. Et, du même coup, en sapant l'une après l'autre les bases d'un humanisme agonisant.
Chaque personnage, sans exception, est profondément malade, porteur d'une sorte de folie ; « mad » au sens premier du terme (indépendamment du jeu de mot sur Madison Avenue). Des êtres abimés dans leur âme, dans leur capacité à aimer. L'amour, quelle qu'en soit la forme, est systématiquement et soigneusement défait. L'amour au sens amical, l'amour au sens amoureux, l'amour au sens familial, partout et toujours des échecs. L'individualisme détruit chaque individu par le centre, en son coeur même. Lentement mais sûrement, il mine chaque relation humaine en la subordonnant au calcul des intérêts égoïstes, puisque rien, jamais, n'est tout à fait gratuit. Tous les personnages deviennent ainsi des archétypes ; ils deviennent ce que la culture capitaliste exige des hommes. Quand l'illusion d'être dominant cache un état réel de dominé. Ou quand le mirage d'une pseudo liberté se paye au prix fort d'une perte sèche d'humanité.
La belle Betty, une pure icône publicitaire, l'image de la parfaite femme au foyer, selon les normes du marketing en vigueur que son mari contribue à définir jour après jour. Un être vidé de sa substance, dont les accès de boulimie tentent vainement de combler la vacuité. Le sombre Don, en apparence fort et classieux, mais qui accumule les amours morts-nés. Un homme hanté par une histoire marécageuse et l'imposture de son patronyme. Dissimulant, derrière la façade du self-made man, les fêlures profondes d'un self-« mad » man. Au point d'en devenir inapte à aimer ses semblables, qu'il s'agisse de ses amis potentiels, de ses diverses compagnes ou de ses enfants. Roger le cabotin, idem. Malgré les bons mots et les répliques désopilantes, le calcul, le profit, la solitude. Idem aussi pour Pete, Harry, Peggy, etc. Sans parler des enfants abandonnés, symboliquement ou réellement, comme leurs parents au fond... Et même les personnages pour lesquels on pouvait se prendre de sympathie (Johan, Peggy, leurs combats de femmes) finissent par s'enliser dans le cynisme ambiant qui contamine tout le récit.
Voilà ce que raconte Mad Men, de manière banale et fatale. Une lente déchéance humaine qui ne dit pas son nom. Les scènes en apparence les plus chaleureuses sont toujours commandées, de près ou de loin, par la logique hypocrite de l'intérêt (comme celle qui clôt l'ultime épisode de la première moitié de la saison 7). L'esthétisme du decorum, les costumes trois pièces en toute circonstance impeccables, ne font que renforcer cette violence. La série, si l'on veut bien la regarder pour ce qu'elle est, sans se focaliser sur l'élégance ostensible de son design, est tout simplement effarante. Brillamment féroce.
Humanism vs capitalism ? Capitalism wins (du moins à 7 épisodes du dénouement...). Comme disait en substance Warren Buffett (troisième homme le plus riche du monde en 2011) à propos de la lutte des classes : Marx avait raison, la preuve, on a gagné.
Imagine-t-il à quel point il a gagné ?