Quand on commence à avoir sillonné le vaste horizon de l’animation japonaise pendant quelques années, la nostalgie se fait sentir. Celle des émois quant aux premiers visionnages de ce qui allait devenir nos chefs-d’œuvre personnels, mais aussi celle de découvrir des propositions originales dans un vivier de surproductions où, chaque année, cinquante isekai pointent leur bout de leur nez.
Alors, quand on tombe sur des créations véritablement uniques en leur genre, croyez-moi, on les chérit plus que tout. La série d’animation Made in Abyss, adaptation par Kinema Citrus du manga d’Akihito Tsukushi, en est un des meilleurs exemples dans le paysage actuel de l’animation japonaise.
Déjà grâce à l’originalité de sa proposition : l’exploration d’un gouffre mystérieux, nommé l’Abysse, attirant à lui foule d’explorateurs désireux de se mesurer à sa profondeur prétendue sans fin, ainsi qu’à ses nombreux dangers. Les règles de survie au sein de ce microcosme onirique, si elles s’étoffent par la suite, sont un élément central de cette épopée : plus on s’enfonce profondément, plus les chances de remonter diminuent, au point qu’arrivé à une certaine strate, seule la mort attendra l’explorateur.
Le récit se concentre sur trois enfants dont les destins convergent autour d’un même objectif : explorer l’Abysse et se rendre dans ses tréfonds, quoiqu’il en coûte. Que ce soit la téméraire Rico, souhaitant retrouver sa mère portée disparue, le robot Légu, à la recherche de ses origines, ou encore l’hybride Nanatchy, en quête d’aventure. Chacun se risque dans ce lieu impitoyable avec une raison précise.
Si, sur le papier, MIA flirte fortement avec nombre d’animé inspirés de MMORPG qui mettent l’accent sur l’exploration de donjon, il faudra vite ravaler ses préjugés et s’attendre à un lot de surprises, enchanteresses comme effroyables. Dans MIA, l’exploration de l’Abysse est effectivement au cœur du récit, mais la récupération de reliques et l’affrontement de créatures n’y sont que purement secondaires. L’originalité de MIA est donc de proposer une réflexion autour d’un élément qui fait tout le sel de l’esprit humain, à savoir son goût prononcé pour l’aventure et le mystère, au risque d’y perdre la vie. La curiosité, c’est pourtant ce qui anime la marche du progrès depuis des millénaires, alors pourquoi certaines explorations ou expériences devraient être négligées ?
C’est pourtant cette curiosité maladive, cet esprit d’aventure, qui pousse nos trois enfants à affronter un lieu à la dangerosité pourtant terrible dès qu’on en franchit le seuil. Pourtant, et on le comprend vite, ils sont loin d’être les premiers à s’y aventurer, loin de là. C’est même toute une organisation qui s’est construite autour de l’exploration de ce gouffre dont on ne sait rien, ni sur ses origines ni sur ses mystères.
La décomposition de l’Abysse en paliers rappelle le célèbre Enfer de Dante, mais la comparaison s’arrêtera là. Chaque niveau, s’il amène son lot de malédictions et d’antagonistes toujours plus impitoyables, est avant tout une façon de proposer une palette variée d’environnements, tantôt luxuriants, tantôt désespérément lugubres. En cela, MIA excelle dans l’art du dépaysement. Bien que la cité qui borde l’Abysse s’avère être une jolie succession de structures médiévales-steampunks, on se doute vite que le plus beau reste à venir dans ce gouffre béant aux proportions titanesques.
Ce qui amène, tout naturellement, le second point du succès de Made in Abyss : sa direction artistique. Chaque environnement, chaque scène de combat, chaque instant de contemplation est un moment de pure beauté, où la fluidité des animations et la méticulosité des panoramas se combinent dans un ballet somptueux. Le riche bestiaire de l’œuvre permet également de virevolter entre des ambiances proches de la saga des Mondes d’Aldébaran, de l’auteur brésilien Leo, et d’un film d’animation du studio Ghibli.
Et si le travail d’animation de Kinema Citrus est d’une beauté sans faille, ce qui encapsule véritablement toute la virtuosité de MIA est bel et bien sa bande-son, composée par Kévin Penkin. Le compositeur londonien explore une variété de sons et d’instruments avec autant d’énergie qu’un Hans Zimmer à ses débuts, et propose une salve de mélodies devenues l’essence même de la série.
Le morceau Hanezeve Caradhina, avec la voix éthérée de Takeshi Saito et le piano mélancolique de Penkin, offre certainement l’un des plus beaux moments d’émotions conflictuels que mes oreilles aient pu écouter. Et des compositions plus simples, comme First Layer et sa délicate volée de xylophones, perdurent dans l’esprit même longtemps après le visionnage. Il faut dire que Penkin a très vite cerné le potentiel créatif derrière Made in Abyss : un univers aussi foisonnant, aux paysages diversifiés, avec son lot de personnages et de moments durs, ne peut se permettre d’avoir une bande-son banale pour faire office de remplissage. C’est en explorant les possibilités de la musique (déformation de chants, usage de langue méconnue, d’une large panoplie d’instruments, palette de tonalités variées, tantôt effrayantes et minimalistes, tantôt symphoniques et expansives), que Penkin visite, à sa manière, l’Abysse.
Car, enfin, c’est là le troisième point phare de MIA : son grand huit émotionnel sans fin, à l’image de cette Abysse dont on ne voit jamais le bout. Si les premiers épisodes aiguillent vite le spectateur sur la terrible réalité derrière le vernis de l’exploration, les quatre derniers établissent un climat de menace anxiogène et permanent, ainsi qu’un déchirement violent et sans retenue du voile enfantin et de l’émerveillement.
Oui, MIA est certes beau, mais il est aussi d’une cruauté sans équivalent. Capable de détruire le corps comme l’esprit de ses personnages avec une instantanéité atroce, tout en les mettant face à d’obscures facettes de l’humanité. On est confronté à un flot de situations parfois
insoutenables, mais pourtant inspirées d’autres bien réelles, telles que la douleur du deuil, l’acceptation d’un voyage sans retour, l’avidité humaine, ou encore la quête du savoir absolu et le prix à payer pour l’obtenir. Tout cela, et plus encore, attend notre pauvre trio, qui ne s’en plaint pourtant jamais, et semble n’avoir pour seule volonté que de continuer à s’enfoncer dans les méandres de l’Abysse, même lorsque cela implique quelques rencontres pour le moins violentes (du scientifique Bondold à l’implacable Onzen, pour ne citer qu’eux).
Made in Abyss dépayse, effraie, chamboule, dégoûte et émeut à de nombreux moments. À l’image du célèbre concept nietzschéen, l’abysse regarde en chacun de nous et sa volonté semble être de nous embarquer pour une aventure hors norme, d’une violence et d’une beauté rare, qui sillonne les travers de l’esprit humain tout en nous offrant un périple jonchée d’épreuves.
Ainsi, tout comme Rico, on ne peut s’empêcher de poursuivre la descente, et d’enchaîner les épisodes, malgré la répulsion que certaines situations nous inspirent, dans l’objectif, peut être illusoire, de voir ce qui se cache dans les tréfonds de l’Abysse.
Mais y survivrons-nous ?