3 x Manon et Manon 20 ans, sont deux pures fictions, mais comme toujours dotées d'un regard documentaire et nourries des recherches en amont pour une photographie percutante de De Lestrade. Les deux salves de trois épisodes chacune ont été tournées à trois ans d'intervalle entre le placement en centre et ses fonctionnements et le passage à l'âge adulte pour Manon jeune rebelle à sa condition et du cheminement à sa compréhension.
On s'immerge dans le quotidien fastidieux des centres éducatifs fermés et de ces jeunes filles en prise avec une violence rentrée mais qui déborde à chaque dialogue, tout en cris et jurons constants sans arriver à s'exprimer, qui peut toujours sidérer tant il semblerait que le féminin s'évapore au contact de la violence pour rejoindre la représentation masculine où les coups restent le seul moyen de communication. Les relations conflictuelles entre les jeunes, le fossé et le travail des éducateurs sont au centre des trois premiers épisodes, pour accentuer parfois l'empathie des uns à une démarche plus restrictive pour les autres, voire en décalage par rapport à leurs missions. On restera surpris de la limite intellectuelle du directeur du centre mais qui nous rappelle aussi que les professions de foi n'exonèrent pas des personnalités propres à ceux qui les choisissent ou à qui on les proposent, avec toute la difficulté de la tâche. En ressort un décalage entre la nécessité de résultat et la mission quand ce n'est pas, par manque de personnel, des formations expédiées à la seule technique de plaquage des fortes têtes. Un panel d'éducateurs entre rejet et bienveillance renvoie encore à l'humain et à ses capacités à gérer des missions difficiles. Il manquera d'un peu plus de subtilité dans les éléments introduits, notamment le travail de la professeur de français (Alix Poisson) qui manque de matière ou un excès de bienveillance par l'avocat investi ou le patron qui donnera sa chance à cette jeune fille peu amène, dont on peut douter.
Sans romantisme de fiction, c'est Manon comme représentation d'une certaine jeunesse en dehors du monde, qui ne trouve sa place nulle part et se bat constamment contre elle-même et les autres avec un aspect globalement positif sur le parcours mais un regard sur l'importance de l'éducation dont les parents ne sont pas exempts. Une mise en scène sans effet de redite qui permet de suivre sans faillir les 2h50 (et les suivantes) dans la foulée. Alba Gaia Bellugi joue d'un personnage au visage fermé mais aux expressions suffisamment fines pour ressentir son désarroi. Les autres acteurs comme toujours, auront suffisamment de place pour portraitiser l'ensemble avec objectivité. La mise en scène reste égale aux exercices de De Lestrade, sans fioriture, sans effet de style ou de sur-esthétisation et une caméra au plus près des personnages permet de vérifier son empathie pour cette jeunesse comme son intérêt pour tous ceux soumis à vents contraires.
On retrouve alors Manon trois ans plus tard, pour une suite de trois épisodes au même format, à 20 ans, et plus ou moins apte à construire sa vie. Plus intéressant dans son parcours vers l'extérieur et les dangers qu'il représente, Manon semble réceptive à un changement obligatoire de comportement malgré quelques explosions ordurières lorsqu'elle se sentira dépassée ou freinée. Du travail reste à faire mais elle grandit. Et ce sera la violence des diktats sociétaux bien plus sournoise, qui vont encore l'entraver, pour traiter de la difficile émancipation de cette jeune femme, constamment dirigée par tous ceux qu'elle rencontrera, résignés ou acteurs face à une société où les cases sont bien assignées. Une secrétaire de direction qui ne veut pas être impliquée de peur de perdre son travail, des patrons sexistes qui préfèrent proposer un poste d'accueil comme il se doit à une jeune fille pourtant experte en mécanique, un autre qui jouera du chantage sexuel comme pratique des plus naturelles et un environnement privé aveugle. Une mère trop aimante (Marina Fois) frustrée d'une solitude non désirée qui en deviendra invasive et met les pieds dans le plat régulièrement, pendant que l'amoureux lui, (Théo Cholbi) reste ignorant et autocentré sur ses automatismes patriarcaux, mais c'est le pendant inverse par le personnage de Lola (claire Bouanich) qui se soumettra, elle et toute seule, à ce qu'elle croit être sa place, qui vient contrebalancer la rébellion de Manon et équilibrer l'ensemble. Sans oublier l'intérêt que porte De Lestrade aux enquêtes et à la dénonciation des mauvaises pratiques avec une recherche de vérité pour Manon qui se répercutera sur son environnement de travail, par la mise au jour d'une escroquerie qu'elle prendra bien soin à dénoncer avec toute la hargne dont elle peut faire preuve.
Comme souvent chez De Lestrade c'est de la parole dont il est question pour poser, comprendre et se soigner des traumatismes. La pugnacité du professeur de français à l'éducation par la créativité rappelle à l'importance du langage. Cette parole essentielle, et des dégâts générés par son absence, dont il était également question dans Véronique Courjault, parcours meurtrier d'une mère ordinaire, comme dans la plupart des portraits de De Lestrade que ce soit dans le travail journalistique, les procès de meurtriers présumés, rappellent à l'importance du bon choix des mots.
De Lestrade réussit à maintenir l'intérêt sur la durée et on salue encore une nouvelle fois, la sobriété de De Lestrade qui, même dans la fiction, conserve son regard documentaire.