À la façon d’un Nicolas Winding Refn qui, avec Too old to die young, a réalisé un film de treize heures plutôt qu’une série en treize épisodes, Steve McQueen a fait de sa série Small axe (expression tirée d’un proverbe africain que Bob Marley reprendra dans l’une de ses chansons) un film de presque sept heures, un bloc de rage et d’amour, de résilience et d’espoir divisé en cinq parties. Cinq récits, cinq moments dans l’histoire de l’Angleterre, des années 60 aux années 80. Cinq témoignages sur la communauté caribéenne de Londres, dont est issu McQueen, confrontée à la violence, à l’exclusion et à un racisme systémique implanté à tous les niveaux : appareil judiciaire, police, éducation, vie sociale.
Mangrove revient sur les événements et le procès autour des Mangrove nine, ces neufs manifestants jugés pour "incitation à l’émeute" suite au rassemblement protestataire contre le ciblage raciste de la police de Notting Hill à l’encontre du restaurant Le mangrove. Lovers rock, volet un peu à part mais sans doute le plus marquant, une sorte de parenthèse magique (et rythmique) au milieu de la dureté des autres, imagine la rencontre amoureuse d’un homme et d’une femme lors d’une reggae house party clandestine. Red, white and blue retrace les débuts et le combat de Leroy Logan (John Boyega, impérial) qui, au sein de la police métropolitaine de Londres, chercha à endiguer le racisme ordinaire des bobbies.
Alex Wheatle raconte la jeunesse en foyers et l’adolescence à Brixton du romancier britannique ivre d’indépendance et de musique, et jusqu’à son emprisonnement pour avoir participé aux émeutes de Brixton en avril 81 où il découvrira, grâce à son compagnon de cellule, les richesses de la lecture et sa passion pour l’écriture. Enfin, Education évoque le scandale d’un enseignement de seconde zone mis en place dans les années 70 pour se débarrasser d’élèves en difficulté (et d’enfants noirs en majorité) dont le système scolaire "classique" ne savait que faire, les marginalisant de fait en ne leur offrant ni éducation adaptée ni avenir.
Entre fiction et histoires vraies (et même quelques souvenirs autobiographiques), McQueen observe surtout, à travers les luttes de tous les jours et les discriminations en pagaille, les évolutions qui se préparent, les engagements qui s’affirment. Chaque histoire porte en elle la conscience d’une oppression commune, mais aussi d’un avant et d’un après, d’une culture et d’une force, d’un combat pour l’égalité et la justice. Que ce soit lors d’une soirée où l’on danse jusqu’à la communion et jusqu’à la transe (incroyable scène dans Lovers rock au son du Kunta Kinte des Revolutionaries), que ce soit dans un tribunal, que ce soit à l’école ou en prison, c’est à cette conscience que McQueen rend hommage.
C’est cette conscience qu’il rend visible et prégnante, lui qui a expliqué que Small axe correspondait à "un devoir parce que dans l’histoire du cinéma britannique, de l’histoire britannique, les noirs n’avaient jamais eu droit à un espace. J’avais besoin de raconter ces histoires pour remplir ce vide […] Chaque histoire de cette série raconte comment lorsque des gens s’unissent, ils peuvent rendre le monde meilleur pour ceux qui viennent après eux". McQueen, qu’on avait quitté sur une déception (Les veuves), revient à un cinéma engagé (c’est dans ce "genre" qu’il a signé deux de ses plus beaux films) et formellement abouti (on n’est pas prêt d’oublier le slow moite et lascif dans Lovers rock sur le Silly game de Janet Kay) et qui, en révélant les plaies et les révoltes du passé (intimes, collectives, politiques), dit plus que jamais notre monde d’aujourd’hui.
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