Sûrement un des phénomènes télévisés les plus intéressants de ce quart de siècle, qui commence comme pâle copie de Dr Phil menée par un DJ radio opportuniste pour devenir, à travers 14 années de diffusion, une analyse des rapports de classes dans la société britannique qui n'a rien à envier à Orwell.
Bien plus que le présentateur de classe moyenne (concept spécifiquement anglais), tory et moralisateur, ce sont d'abord les innombrables invités que l'on retient, leur façon de parler, de se tenir, leur psychologie. On pensera au bonhomme disant fièrement "Nah mate, don't tell me what to do." avant de se rassoir comme requis... ou à celui qui lança une enveloppe avec une précision si fulgurante qu'elle décoiffa Kyle... Tout cela éparpillé dans diverses histoires de vol, de coucheries, de tromperies où le moindre gus devient un personnage de roman, où l'apprend à travers une tombe profanée, un téléphone, une tablette ou un bijou volé, ce qui importe aux membres du sous-prolétariat britannique.
L'ironie métatextuelle était que l'émission était diffusée les jours de semaine vers 10h, et avait pour public les chômeurs, les étudiants et les salariés en congé. Par là, nous avons un deuxième angle sous lequel l'aborder, en examinant le présentateur plutôt que les invités, qui, suivant sa morale, les méprisait tout comme son propre public. Très vite, il se débarasse de l'empathie qui masquait son opportunisme pour ouvertement assumer le rôle de magistère moral, le tout d'après une éthique datant de la révolution industrielle. Ainsi, loin d'être une vulgaire représentation de la classe populaire, comme l'avait dénoncé de nombreaux journalistes à l'époque, la série devient, avec un regard plus attentif, une analyse répétée des tensions de classe au Royaume Uni, où la classe moyenne représentée par Kyle, se distingue par l'accent et le parler et accepte son rôle d'arbitre et de barrière entre les prolétaires et les bourgeois en échange d'une certaine élévation sociale en plus d'une identité culturelle et politique valorisée. Les uns assouvisent des besoins primaires plus immédiats, causant des affaires pour lesquels le passage sur l'émission est une solution peu coûteuse, tandis que les autres y trouvent un lieu où exercer leur supériorité morale et ainsi se valoriser. Au fond, ni l'une, ni l'autre catégorie en sort indemne.
Quand on croit avoir épuisé le sujet, on se rend compte que la clef de voûte du pouvoir de Kyle sur ses invités est le détecteur de mensonge ou polygraphe, dont les résultats décident qui est coupable ou innocent. Pas dans un tribunal bien entendu, où ils sont inadmissibles car peu fiables, mais sur son plateau, face à l'ignorance des invités, Kyle déploie cet appareil comme façade pour donner raison à sa position, d'une façon qui pousse le spectateur à s'interroger sur le rôle du déterminisme technologique dans les structures de classe et de pouvoir.
Pour toutes ces raisons, le Jeremy Kyle Show est une des émissions cultes du 21e siècle, un condensé de l'histoire social et économique britannique, toutefois avec quelques défauts intrinsèques au format (structure très rigide et répétitive, arrêts fréquents pour la publicité, dernières 10 minutes inutiles et sentimentales, presque toujours sur une histoire trouvée pour faire pleurer dans les chaumières).