Hail to the grief
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le 7 janv. 2020
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Regarder The Leftovers, ce n'est pas se rendre immédiatement compte de ce l'on regarde. Dès le début, on n'arrive pas à comprendre vers où la série essaie de nous entraîner. L'ambiance douceâtre, les plans lumineux, les modestes notes de piano nous attrapent avec bienveillance la main et nous emmènent dans la ville de Mapleton qui va devenir pour plusieurs heures un cocon léger mais hermétique qu'on pense pouvoir facilement déchirer mais qui nous enferme. On se demande si on est devant une série fantastique, ou une sorte de policier, ou une teen-série alors qu'on s'enlise sans s'en apercevoir de plus en plus profondément dans la terrible mélancolie dispersée, invisible, dans chaque seconde de la série. Ce n'est qu'après plusieurs épisodes que les choses deviennent claires et que The Leftovers apparaît comme un drame quotidien, une fresque malheureuse sur la famille.
La question que se pose la série après la disparition de 2% de la population, ce n'est pas qui ? pourquoi ? ou comment ? mais bien, et après ? Comment continuer sa vie, comment accepter un événement cosmique ou divin surgissant sans raison pour morceler les groupes, les institutions et par là même la construction la plus essentielle, la plus nécessaire, celle qui apparaît comme le socle immuable sur lequel se repose chaque personne jusqu'au monde entier, la Famille. The Leftovers déploie alors brillamment plusieurs niveaux de destruction. Evidemment on pense en premier lieu aux membres disparus, amputant le corps familial qui s'en trouve à chaque fois plus handicapé, plus inapte au quotidien. Le personnage de Nora, qui a perdu enfants et compagnon, est cette anatomie incomplète, ce ventre sans bras ni jambes qui éprouve le besoin de s'euthanasier régulièrement en demandant à ce qu'on lui tire dans le plexus alors qu'elle porte son gilet pare-balle. Mais lorsqu'une telle tragédie s'abat sur le monde, même les rescapés ne peuvent survivre plus longtemps. Ici apparaît la famille Garvey qui s'est lentement dissoute sans que rien ne lui ait été violemment arraché. La famille ne peut plus communiquer, on ne peut plus communiquer, on ne peut pas évoquer l'Horreur car il ne faut pas ressasser, il faut passer à autre chose, mais cette pudeur civile mure chacun dans une aphasie destructrice, jusqu'à bouillir tant et si bien qu'on en perd l'esprit. Il y a la mère, seule consciente qu'on lui a enlevé ce qu'elle portait, qui rejoint une secte totalitaire et un mode de vie austère pour expurger la culpabilité rongeante d'être restée. Il y a le fils qui se met à croire naïvement et, face à une réalité absurde, qui quitte le fragile cercle familial pour trouver une raison à son existence. Face à l'abandon, restent le père, la fille, qui ne peuvent plus se parler et ne peuvent que se déchirer, incapables de formuler des problèmes à présent tabous. Enfin restent ceux dont le quotidien est changé à jamais, les "dommages collatéraux" des survivants de la fin du monde, condamnés autrement par la panique engendrée par la Rapture. Sans oublier ceux qui ont perdu avant la tragédie, qui se sentent illégitimes de pleurer ceux morts la veille, et qui se noient dans un deuil différent que plus personne ne comprend.
Ainsi The Leftovers dépeint des personnages dont l'obsession n'est plus de retrouver mais de reconstruire pour ne plus être esseulés, sans repère, même si cette quête tourne au ridicule car il faut un chien pour prétendre vivre dans la réalité fantasmée mais si rassurante qu'on nous a toujours montré dans les pubs, dans les films. On pourrait presque, au premier abord, être sceptique quand au fait que la famille présentée comme modèle est un couple hétérosexuel. Mais ici nous avons des personnages dont le monde se fissure et qui, pour recoller des bouts de réalité dans ce non-sens permanent, se retournent vers les traditions les plus conservatrices dans l'espoir de fabriquer une direction. D'où l'envie, qui tourne au besoin, d'avoir un chien.
Ainsi coule la première saison. L'événement est passé dans les dix premières minutes du pilote, on ne suit que les caractères, on ne suit que les actions, les décisions des personnages qui sombrent dans la folie au milieu d'une ville qui plonge vers l'anarchie. Avec le soleil blanc qui scintille et les couleurs vives, on ne se rend pas immédiatement compte du malaise ambiant. Pourtant les rues sont vides, hantées des fantômes blancs vivants. Les partitions de Max Richter inoculent la ville et cette répétition musicale illustre l'idée d'une série qui n'avance pas, où les personnages sont bloquées éternellement dans le souvenir endeuillé, comme un disque rayé, comme la saison 2 qui se construit sur les mêmes schémas que la première. C'est ce qui forge l'originalité de The Leftovers, en somme, il ne s'y passe rien, on est perdu dans cette diégèse, bercé par la tranquillité tragique de ce qu'il s'y passe. On ne comprend pas ce qu'il nous arrive. J'ai personnellement compris la puissance paisible de cette série vers la fin de la première saison, après mon second rêve à son propos. On croit qu'on ne regarde qu'une succession d'épisodes qui touchent à une narratologie à la limite du simple contemplatif parfois, puis on réalise que ça touche bien plus profondément. A la manière d'un poison sucré et lent, la série s'empare discrètement de l'esprit et prend son sens a posteriori. Voilà comment elle avance sans twist artificiel, sans explosion fictive assourdissante et la fin est inattendue en un sens, sans surprendre car on se laisse aller par cette logique limpide qui auréole l'intrigue.
La seconde saison va encore plus loin. Si l'utilisation un peu abusive de chansons brisant littéralement l'atmosphère hypnotisante de la série m'a poussé jusqu'à l'énervement, il faut admettre que l'intrigue cohérente apporte un nouveau niveau de profondeur à son message. Sous les rayons dorés du sud, avec la subtilité dramatique sans éclat bruyant, avec comme éternel fil rouge la création de la famille, cette saison deux, encore plus que la première, fait penser aux œuvres de Jeff Nichols (surtout Take Shelter ou Midnight Special). La seconde saison va plus loin dans la description de la folie fétichiste humaine qui explose dans ce climat mystique de constante insécurité, d'éternelles questions sans réponse, avec un camping étonnant qui fait penser aux cités dépeintes dans les Mad Max. Je ne m'étendrais pas plus sur cette seconde phase qui telle la première, déroute au début avec l'impression qu'aucun chemin n'est tracé mais dont le sens absolu se dessine comme une évidence dans le finale.
La troisième et dernière saison de la série clôt avec brio ce long chemin parcouru. Tout prend son sens avec cette ligne d’arrivée et lorsque l’on regarde en arrière, chaque événement, chaque sourire, chaque larme se tisse parfaitement dans la toile lyrique de ces trois saisons. Pour son final, The Leftovers change de décors pour nous emmener vers les déserts d’Australie afin de perdre un peu plus chacun de nos personnages, pour les dépayser encore plus profondément. Si l’absurdité touche à l’absolu dans de nombreux passages, si la dimension mystique poussée par les Hommes atteint des sommets, le dernier plan, cette maison, ces pigeons blancs, apportent le calme attendu, apporte l’ultime point à ce long roman pour tout nous faire tout comprendre.
The Leftovers est une série profondément humaniste qui gribouille des caractères avec une justesse rarement égalé dans n'importe quel œuvre de fiction. Il suffit de se laisser transporter pour voir se décliner une multitudes d'émotions, de drames, de réactions, qui tombent tels de fines et jolies gouttes de pluie, jusqu'à se rendre compte que l'on est imbibé jusqu'à la moelle de la poésie mortuaire qui orne ses heures de visionnage. On ne peut pas en sortir indemne.
Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Top 10 Séries, Les meilleures séries US et Promis cette année, j'arrête de m'arrêter après deux épisodes (séries 2017)
Créée
le 22 sept. 2016
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