La cuisine au leurre
De la spectacularisation grandiloquente de la gastronomie à la fidélisation addictive du téléspectateur : petite plongée dans les rouages bien huilés d'une téléréalité comme une autre. [Étude...
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le 1 juin 2020
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De la spectacularisation grandiloquente de la gastronomie à la fidélisation addictive du téléspectateur : petite plongée dans les rouages bien huilés d'une téléréalité comme une autre.
[Étude médiatique écrite en 2018.]
En avril 2001, la chaîne M6 inaugurait avec Loft Story la première émission de téléréalité française. S’ensuivra tout un florilège d’émissions du genre, ayant pour thématique tantôt la chanson, tantôt la survie dans la nature. La cuisine, qui a pris depuis la dernière décennie une place grandissante dans l’esprit des Français en étant plus que jamais médiatisée, n’échappera logiquement pas à cet effet de mode. C’est ainsi qu’en février 2010, M6, encore, lance son nouveau programme : Top Chef, une émission culinaire adaptée d’un concept américain du même nom, qui se distingue des précédents succès de la chaîne tels que Oui Chef ! (2005) et Un dîner presque parfait (2008). En effet, les candidats amateurs laissent désormais la place à une douzaine de candidats cuisiniers professionnels, qui s’affrontent pour remporter les 100 000 euros promis au vainqueur.
Dans sa campagne promotionnelle (consultable ici), la chaîne affiche ses intentions : il s’agira du « plus grand concours de cuisine de l’histoire télévisuelle ». Pour ce faire, M6 s’est donnée les moyens de ses ambitions en s’offrant les services de plusieurs chefs de renom et use dans sa communication de l’hyperbole en les présentant comme « les plus grands chefs de France ». Ainsi, Cyril Lignac, Jean-François Piège, Thierry Marx ou encore Philippe Etchebest se succèdent au fil des saisons dans le jury. En utilisant l’image du chef, la chaîne cherche à légitimer l’émission diffusée. Outre le fait de garantir une audience élevée – la simple présence de chefs étoilés attise inévitablement la curiosité du public –, cette pléiade de grands noms de la gastronomie française est censée constituer un gage de sérieux à l’émission et vise à apporter de la crédibilité au futur vainqueur.
Quant aux chefs qui acceptent de prendre part au jury, la démarche n’est certainement pas vaine. Si les étoiles apportent une renommée à un chef, une émission télévisée populaire ne pourra qu’accroître sa notoriété auprès du grand public, en plus de ses revenus : l’enjeu économique et plus encore l’enjeu de reconnaissance sont indéniables.
Pour les candidats qui se trouvent face à ce jury qualifié de « prestigieux », les enjeux sont de taille : ils « jouent leur carrière dans ce concours », qui « va changer leur vie ». Sous l’objectif des caméras, on montre les candidats qui se surpassent semaine après semaine, acceptent avec humilité les critiques du jury et corrigent progressivement leurs défauts pour être à la hauteur de l’enjeu, de telle sorte que le chef qui sortira vainqueur sera bel et bien au « top » comme le titre de l’émission le prétend.
Tant à travers les spots publicitaires que dans le déroulement de l’émission, la cuisine fait l’objet dans Top Chef d’une mise en scène caractéristique des émissions de téléréalité, où tout est scénarisé pour tenir le spectateur en haleine.
Comment gagner en points d’audimat ? En usant de divers procédés pour traduire et exacerber les émotions des candidats. Les cadrages montrent en gros plans les candidats en stress ; les moments de joie et de détresse de ces derniers viennent ponctuer régulièrement l’émission ; et la musique en accompagnement tend à accroître la tension par ses connotations angoissantes et épiques : il s’agit là de refléter l’état psychologique des candidats, mais aussi de présenter chaque épreuve comme un moment de vérité digne d’une production hollywoodienne (ce parallèle avec le cinéma est d’ailleurs particulièrement apparent et revendiqué dans la vidéo promotionnelle de l’émission de 2017, où les membres du jury composent un personnage dans des décors exotiques voire hostiles). Enfin, la production n’hésite pas à dramatiser les situations en exerçant une pression telle sur les candidats que le fait de réaliser la recette dans les temps impartis constitue un miracle permanent.
Ainsi, le téléspectateur assiste aux épreuves durant lesquelles les valeureux candidats accomplissent avec maîtrise des gestes minutieux en disposant des meilleurs produits. Devant son écran, il sera subjugué par la complexité technique et le raffinement esthétique des plats réalisés. Face aux candidats, le jury, qui se revendique « intransigeant », rend son verdict sans ménager ses propos : ceux qui parviennent à surmonter la redoutable épreuve de l’évaluation du jury en obtenant des retours positifs auront d’autant plus de mérite.
Le concept de l’émission vise donc avant tout à transformer ses participants en héros cathodiques, auxquels les spectateurs iront jusqu’à s’identifier. Pour faciliter ce processus d’identification, les producteurs n’hésitent pas à exposer l’intimité de chacun des candidats, en incluant au montage des courtes vidéos présentant les intéressés dans leur univers familial.
Top Chef devient un rendez-vous hebdomadaire incontournable dans chacun des foyers où l’on vient soutenir son candidat favori devant son écran. Cette médiatisation débouche sur une starification, certes éphémère, des candidats, même si quelques « élus » pourront survivre à l’émission en étant sollicités de nouveau – en tant qu’animateur ou chroniqueur – dans d’autres programmes… ou pour un retour aux sources dans Top Chef dans le cadre d’émissions dérivées (à l’image de Jean Imbert et Norbert Tarayre, figures de proue du programme).
Il ne faut toutefois pas perdre de vue qu’une participation, même conclue par un échec, à une émission diffusée en première partie de soirée sur une chaîne gratuite, confère immanquablement une importante visibilité médiatique aux candidats : certains ont pu tirer avantage de ce coup de projecteur sur leur travail, une fois retournés dans leur sphère professionnelle. Finalement, les feux médiatiques profitent à tous, y compris aux perdants, raison pour laquelle ces émissions produisent un tel engouement.
Par le biais d’une telle émission, la cuisine est désacralisée et devient accessible au plus grand nombre. Ajoutons que cette médiatisation véhicule une nouvelle vision du chef. Il n’est plus question pour lui d’un exercice de démonstration de son savoir-faire comme les précédentes émissions culinaires le proposaient : Top Chef est un concours où il apparaît davantage en manager souriant et bienveillant qui promulgue ses conseils aux candidats. L’impression laissée est que la cuisine et les professions qui y sont rattachées sont ouvertes à tous. Mais il s’agit là d’un mirage : cette vision du chef en tenue blanche immaculée est sans nul doute idéalisée dans une démarche télégénique. Pour conquérir le spectateur, il faut montrer les quelques chefs qui ont réussi et occulter la réalité plus dure du travail en cuisine.
On l'aura donc compris : les procédés auxquels recourt Top Chef, en tant que concours de téléréalité, ont pour but ultime, pas tant la promotion de la cuisine que la fidélisation inconditionnelle du spectateur, qui brûlera de savoir quel participant sera éliminé, ou au contraire maintenu, d’émission en émission. Sous couvert de divertissement, ce programme finit – plus ou moins insidieusement – par créer un besoin, et donc l’audience recherchée (bingo).
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le 1 juin 2020
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