Le mystère Twin Peaks. La controverse de Laura Palmer.

Que l’on aime ou qu’on déteste, force est de constater que David Lynch a l’art de susciter le débat quand il est question de comprendre son travail, de cerner ses intentions. Le cinéaste et artiste américain a frappé une nouvelle fois en 2017 avec la sortie de la troisième saison de Twin Peaks, plongeant une foulée de téléspectateurs avides dans un magma nébuleux mêlant frustration et stupéfaction. De fait, Twin Peaks est une série hors-du-commun, dans ce que cette locution peut avoir de plus positif comme négatif. D’autant que le troisième (et dernier) chapitre de ce récit mystérieux, diffusé cet été par la chaîne de télévision américaine Showtime, n’a pas offert les clés nécessaires à l’explication des innombrables parts d’ombres inhérentes à la série.


Pour faire court, si vous n’avez jamais entendu parler de Twin Peaks, il s’agit d’une série américaine qu’ont créé conjointement le romancier et scénariste Mark Frost et le célèbre réalisateur David Lynch (Elephant Man, Mulholland Drive, Lost Highway, …). Elle comporte un total de 3 saisons dont les deux premières furent diffusées entre le 8 avril 1990 et le 10 juin 1991 sur la chaîne ABC. S’en est suivi pour les fans aguerris un vide insupportable de près de 25 ans lors duquel l’expectative d’une potentielle troisième saison s’est révélée saillante, et non sans raison (mais nous y reviendrons plus tard). Le 6 octobre 2014, surprise. Showtime annonce une troisième saison dont la diffusion serait prévue pour l’année 2016. Elle sera finalement diffusée à partir du 21 mai 2017 par la chaîne.


Mais de quoi parle Twin Peaks? Bonne question. Twins Peaks, c’est avant tout l’histoire d’une ville moyenne (et imaginaire) de l’état de Washington et de ses habitants. D’ordinaire, elle se veut relativement paisible et chaleureuse. Sauf que par un matin froid et brumeux, le cadavre d’une jeune lycéenne très appréciée de la communauté est retrouvé emballé dans un sac en plastique sur le bord d’une rivière. C’est Laura Palmer (Sheryl Lee). Un agent spécial du FBI est alors convoqué pour venir mener l’enquête, l’inimitable Dale Cooper (Kyle MacLachlan). Dans sa quête de la vérité, Cooper va être amené à découvrir le vrai visage de l’adolescente, bien moins lisse et orthodoxe que ne l’imaginaient les habitants de la ville. Certains habitants vont à leur tour se révéler plus suspects, comme si chaque individu à Twin Peaks avait quelque chose à cacher, un secret lourd à garder. Par la suite, son enquête mènera Cooper à faire face à une série d’événements inexplicables et paranormaux impliquant une entité maléfique répondant au nom de Bob.


Vous l’aurez donc compris, c’est une série qui place d’emblée son spectateur dans une position de quête de sens puisqu’elle s’ouvre sur un mystère concret et direct, à savoir: « Qui a tué Laura Palmer? ». Énigme aux multiples visages sur laquelle se penchera Cooper au péril de sa propre vie. Le lien singulier et mystique qui s’installe entre l’agent du FBI et Laura sera au cœur de l’énigme Twin Peaks, et ce jusqu’aux derniers plans de l’épisode final de la saison 3. Mais quelle est la vraie nature de ce lien et pourquoi? Personne ne le sait vraiment. L’ésotérisme écrasant émanant à la série est d’autant plus fort que lorsqu’on la regarde, on peut fantasmer l’idée que David Lynch avait tout prévu. Dans ce cas, il faut également accepter l’idée qu’il y a bel et bien un sens à tout ça, et que ce sens, nous en sommes les premiers investigateurs. Un exemple très simple peut être offert par la date de reprise de la troisième saison, en l’occurrence le 25e anniversaire de la série. La sortie en 2017 de cette saison finale tant attendue n’a rien d’anodin. En effet, dans le dernier dialogue entre Dale Cooper et Laura Palmer (à la fin de la saison 2 diffusée en 1991), Laura lui dit : « à dans vingt-cinq ans. »


Il est assez exceptionnel d’assister à ce type d’opération dans l’univers cinématographique comme télévisuel, ce qui confère à la série son aura si particulière tout en donnant foi en le génie créateur de Lynch. Mais comment justifier le succès a posteriori qu’a connu Twin Peaks ces dernières années? Comment une série « nineties » au grain et à l’atmosphère si suranné a fini par incarner le « cool » plus de 20 ans après? Plusieurs arguments peuvent être avancés.


Premièrement, l’atmosphère de la série. Il ne fait aucun doute lorsqu’on regarde Twin Peaks que nos sens sont mis en éveil par une série d’aspects qui peuvent tantôt susciter la mélancolie, tantôt la peur, souvent la stupéfaction, parfois la détente ou encore le réconfort. Il y a comme une tension constante entre d’une part des sentiments très négatifs (le deuil, la souffrance physique et psychique, la violence, la faiblesse etc.), et d’autre part des sentiments très positifs (Cooper est une ode aux petits plaisirs du quotidien. Il aime le café et la tarte au cerise d’un amour quasi-charnel et Lynch ne cesse de nous le rappeler au travers de la série). Cette tension entre le bien et le mal, véritable lutte entre forces négatives et forces positives, semble être au cœur du processus de création des personnages et elle apporte un désarroi bienvenu dans l’esprit du spectateur. Lynch fait d’eux des sortes de mirages d’eux-même, dépourvu d’un réel libre arbitre. Il y a une forme de fatalisme dans Twin Peaks dans la mesure ou la vraie bataille entre le bien et le mal semble se jouer dans un au-delà, une réalité supérieure quant à elle beaucoup plus contrastée et donc moins manichéenne.


La confusion du téléspectateur est aussi évidemment induite par une mise en scène atypique composée d’images et de sons étranges (menant parfois à penser qu’on est face à une fable psychanalytique explorant le subconscient davantage que devant un conte fantastique). Les plans oniriques sont nombreux et l’esthétique est bel et bien unique (la « black lodge » – sorte de dimension parallèle prenant les traits d’une pièce carrée entourée de rideaux de velours rouges – incarne à merveille l’esthétique Twin Peaks, mêlant des couleurs chaudes à des ambiances très froides, voire lugubre). Tous ces traits offrent à la série une ambiance unique, planante et déroutante.


D’autre part, il ne fait aucun doute que le casting de la série y est aussi pour beaucoup dans le succès de Twin Peaks. Personne n’aurait pu incarner l’agent spécial Dale Cooper avec la même finesse que Kyle MacLachlan. La bonhomie naturelle de l’acteur se transmet (volontairement) à son personnage, sorte de croisement entre un boy-scout à la bonté sans faille et un agent du FBI extrêmement compétant et loyal. L’acteur s’amuse d’ailleurs fortement de l’engouement du public envers Dale et se met volontiers dans la peau de son personnage le temps d’amuser sa communauté de fans sur les réseaux sociaux (reprenant avec une joie visible son adage désormais classique « damn good cup of coffee »). Toujours dans cette idée d’un casting de qualité il faut noter que David Lynch lui-même fait plusieurs apparitions dans la série sous les traits de l’agent Gordon Cole, vieux briscard du FBI à moitié sourd et visiblement pris d’une affection paternelle pour Cooper. Le relation alchimique entre les deux personnages crève l’écran, outrepassant les frontières de la fiction en laissant imaginer une réelle amitié entre le réalisateur et l’acteur.


Mais surtout, ce qui fait de Twin Peaks une série désormais « mainstream » (alors que rien ne le préfigurait), c’est son goût pour le mystère et les zones d’ombres. Personne ne peut vraiment se targuer d’avoir compris Twin Peaks. Personne ne peut prétendre comprendre les intentions de cet épouvantable « Bob ». Personne ne peut affirmer que son interprétation est la bonne. Et c’est justement là une force de la série. Elle laisse tant de place à l’inconnu que le débat sur sa signification profonde en devient presque infini et donc insensé. Certes, il y a dans ce récit des indices, des pistes qui permettent d’éveiller certaines idées. Mais la vraie force de Twin Peaks c’est qu’en la regardant, on a l’impression qu’elle ne s’adresse qu’à nous. Le sens que nous lui conférons est d’ailleurs souvent difficile à expliquer par des mots. C’est en cela, entre autre, qu’elle est si contemporaine. D’ailleurs, David Lynch est un artiste. Le débat sur la signification des œuvres d’art est un débat illimité. A partir du moment où elle fait sens pour son auteur, doit-elle obligatoirement faire sens pour les autres? La signification que je confère subjectivement à la série est la suivante (attention spoilers):


J’y vois une sorte de dichotomie entre le bien (dont Laura Palmer serait l’incarnation paroxystique) et le mal (dont « Bob », l’entité maléfique, presque diabolique serait l’incarnation paroxystique). Cette dichotomie semble insérée dans un engrenage temporel coincé, une sorte de boucle qui ne fait que se répéter à l’infini (la raison pour laquelle Laura hurle en voyant le vieux Cooper lorsqu’elle est jeune, et aussi lorsqu’elle hurle à la toute fin de l’épisode final lorsqu’elle est âgée). Je l’imagine coincée dans un cycle infernal et éternel auquel elle ne peut échapper. Et son effroi est gigantesque aux deux instants où elle en prend conscience avant de retomber dans l’oubli. Dès lors, je m’imagine que Lynch a eu l’intention d’exprimer une métaphore de la condition humaine et de notre incapacité à se défaire du mal (qui se répète à travers l’histoire, à travers notamment des tueries de masse), comme si nous n’apprenions rien de notre passé et donc comme si nous étions coincé dans une boucle, un cycle infernal.


Cette exploration subjective des significations que l’on peut conférer à Twin Peaks alimente le plaisir qu’on a à la regarder. Du moins c’est le cas pour ceux qui apprécient la série. D’autres verront un véritable blasphème dans ce manque de clés d’explication. Les zones d’ombres lui seront insupportables et il ne pourra pas passer un bon moment devant la série. C’est ce qu’on pourrait qualifier de « controverse de Laura Palmer ». Elle divise les consommateurs culturels en deux parties: ceux qui ont besoin d’une justification légitimant l’existence de leur produit culturel d’une part, et ceux qui se passent d’explication en se contentant de leur ressenti d’autre part. Il ne s’agit pas ici de poser un jugement de valeur et de confondre ces paroles avec une sorte d’intellectualisme suffisant. Au contraire, la « controverse de Laura Palmer » marque notre diversité et donc notre liberté à consommer les biens que l’on veut de la façon que l’on veut.


Enfin, on ne peut rédiger un article sur Twin Peaks sans en évoquer la musique, essentielle à l’élaboration de son univers ténébreux, mélancolique et secret. Le compositeur, Angelo Badalamenti (avec qui Lynch multiplie les collaborations) sait y faire pour mêler l’ambiance à la fois paisible et sombre, douce et violente, légère et sévère de l’univers de Twin Peaks. La voix candide et gracieuse de Julee Cruise a d’ailleurs tant marqué les spectateurs de la série que Badalamenti et Cruise se sont associés après la diffusion de la première saison afin d’enregistrer l’album « Floating into the night« . Si ce n’est déjà fait, il vous faut absolument aller écouter. Et qui sait, peut-être cela vous décidera à vous lancer dans le visionnage de T.P. ? …

pierretargnion
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Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à sa liste Ces rares séries qui valent vraiment le temps qu'on leur consacre

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le 30 juin 2020

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Pierre Targnion

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