Si Twin Peaks se présente comme un feuilleton policier, il est évident, pour toute personne à la sensibilité relativement développée (i.e. toute personne hormis les lecteurs de Zola et les fans de Kill Bill), que le nœud de l'intrigue n'est pas là.
Le meurtre de Laura Palmer n'est qu'un prétexte, un McGuffin - comme disent les cinéphiles chiants qui pullulent en ces lieux - qui permet à David Lynch de dépeindre une atmosphère, une petite ville perdue dans les forêts de l’Etat de Washington, un décor pour la musique envoûtante d’Angelo Badalamenti. Twin Peaks vous permet d’explorer – voire de contempler – l’imaginaire de son réalisateur.
Dès lors, la véritable question, c’est de savoir par quel médium ce monde intérieur nous est donné à voir. Comme souvent chez Lynch, l’imaginaire se manifeste via la figure de la femme. Ce qui est intéressant, et ce qui fait la richesse de cette série, c’est que là où la figure de la femme, dans la grande majorité des productions artistiques, se limite à un seul archétype, Lynch nous propose plusieurs archétypes qui évoluent en parallèle, dans une sorte de valse hypnotique.
Carl Gustav Jung – je vous avais prévenus, on nage en pleine pédanterie ! – nous apprend que dans l’inconscient de chaque homme, et de chaque femme, réside une image archétypale de la polarité opposée : il s’agit de l’anima, chez l’homme, et de l’animus, chez la femme :
"La perception n'a pas seulement lieu de l'extérieur vers l'intérieur ; il peut aussi se produire une sorte de perception de l'intérieur vers l'extérieur. En effet, quand un processus intérieur n'est pas discerné, reconnu comme tel et intégré, il se trouvera fréquemment "projeté". Il est de même de règle que le conscient masculin projette toutes les perceptions et images qui émanent de son inconscient, fémininement personnifié, sur une figure ou un personnage qui incarne son anima, c'est-à-dire sur une femme réelle, de chair et d'os, à laquelle il se trouvera dès lors lié avec cette même intensité, cette même immédiateté, cette même force attractive qui relient conscient et inconscient."
L'anima, qui apparaît souvent dans les rêves et les fantasmes de l’homme du commun, est, chez les artistes, exprimé dans une œuvre.
Selon Jung, cet anima se manifeste à travers plusieurs degrés d’images-symbole, selon le niveau de « maturité » du sujet. Ainsi, la figure féminine de l’anima peut notamment être :
- La femme fortement sexualisée, primitive : Aphrodite, Salomé, les sirènes, les femmes fatales...
- La femme romantique, esthétique et pleinement érotique : Artémis, les Amazones, etc.
- La femme vénérée, où l’érotisme est sublimé, la sexualité laissant la place à la dévotion : la Vierge Marie, Déméter.
Encore une fois, dans la plupart des productions artistiques, seule une image est développée. Chez Lynch, il est aisé de voir que ces différentes figures apparaissent, non pas en tant que personnages secondaires, mais bien en tant que figures centrales de l’œuvre. Sans revenir sur l’ensemble des personnages féminins – quelle série approfondit autant ses personnages féminins ? – revenons sur les trois amours plus ou moins imaginaires de Cooper :
- Laura, dans Twin Peaks, correspond à une représentation primitive et sexualisée de la femme. Quant à son caractère de femme fatale, je ne pense pas qu’il y ait lieu de s’y arrêter longuement, puisque sa présence dans la série est, au sens propre, fatale...
- La belle Audrey, quant à elle, répond parfaitement au second degré de l’anima. Personnage on ne peut plus esthétique, romantique, c’est aussi la Diane chasseresse de la série, l’héroïne aventurière, curieuse, qui prend une part active à l’enquête.
- Enfin, Annie, le dernier amour de Cooper, est une sublimation des stades précédents. Figure sans potentiel érotique, véritablement vénérée, intouchable sous peine de sacrilège, et, indice révélateur : ancienne nonne.
Dans Twin Peaks, la richesse de l’imaginaire lynchien apparaît ainsi par le truchement de la figure féminine. Sans m’éterniser outre mesure, notons également que les hommes de Twin Peaks cherchent à tout prix à rétablir leur domination sur ces femmes, qui leur échappent toujours. Serait-ce le pendant d’une tentative de reprise de contrôle, chez Lynch, de cet anima incontrôlable ?