Westworld
7.6
Westworld

Série HBO (2016)

Le monde du début est présenté comme fini et aux frontières bien délimitées. Dans le parc, les hôtes satisfont des visiteurs en quête de sensationnel ou de sens ; les humains dans les coulisses tirent les ficelles du parc. Ces deux couches suggèrent rapidement et naturellement un troisième plan, où Ford le créateur prend les humains comme sujets d’expérimentation. Expérimentation, expérience et consciences sont les thèmes centraux qui vont lier les hôtes et les humains et faire bouger les rapports entre eux. Au début le sens des choses est apparemment clair et définitif, donné par les humains de Westworld qui ont tout pouvoir sur les hôtes. Pouvoir sur leur jour, où chacune de leur réaction finit par converger vers le scénario implémenté pour plaire aux visiteurs ; pouvoir sur leur nuit, où les hôtes se mettent eux-mêmes à nu grâce à un mode d’auto-analyse, guidant directement l’expérimentateur vers la reprogrammation adéquate en cas d’écart à la normale. Dans l’intention des premières séquences, les hôtes sont définis en tant qu’image projetée de l’Homme sur un plan prévisible : le code, associé à l’idée d’une expérience entièrement paramétrable. Si l’Homme a une partie éveillée/perçue comme réelle (consciente) et une autre endormie/occultée (inconsciente), analogiquement cette alternance est codée chez les hôtes par le cycle jour/nuit. Il n’y a aucun espace propre pour eux, leur inconscient est muselé pour prévenir tout signe d’une conscience trop humaine qui serait dès lors difficilement maitrisable. Le réalisme des hôtes ne devrait ainsi jamais excéder leur caractère prévisible.
Cet aspect déterministe est pourtant rapidement dénoncé par les yeux de Ford : un reflet diminué et sa marche prévisible ne peuvent par construction jamais rien apporter de nouveau. Ennuyeux dès qu’il s’en tient à ses conditions initiales, le spectacle offert ne peut donc évoluer qu’en introduisant des « erreurs » de-ci de-là, traduites par des écarts au scénario préétabli. Ce droit à l’erreur est un privilège que Ford demande en honneur de son statut de créateur originel, c’est du moins ce qu’il prétexte lorsque Bernard l’interroge sur les premières déviances observées. Ainsi une vague d’erreurs se propage : le père de Dolores qui découvre une photo venue de la réalité des visiteurs, Dolores qui se voit envahie de souvenirs de ses précédentes vies dans le parc, et d’autres hôtes qui freezent sur certaines phrases. Des signes d’un en-dehors qui n’était pas censé apparaître mais dont l’action perturbe le code. Ces morceaux de réalité sont si éloignés de leur habitude d’interaction qu’ils ne peuvent les intégrer en temps réel. Et fluidifier cette interaction en les laissant « apprendre » ces éléments dans leur acquis de fonctionnement, mèneraient à des comportements trop proche d’une forme consciente. Cette autonomie des hôtes est redoutée par les expérimentateurs. Qu’il se crée un monde dont les réflexes échappent aux humains, bien qu’ils se soient développés à partir des leurs. Un autre soi qui s’échapperait pourtant de soi, ou l’idée insupportable d’un intérieur incontrôlable. Insupportable pour toute volonté de contrôle. Ce phénomène de bug est presque identique chez l’Homme, lorsqu’il se retrouve face à un inconnu trop fort, dont l’appréhension ou l’accueil signifierait une remise en cause trop importante pour ses références actuelles. Pour certains, l’inconnu agira comme une révélation ; pour d’autres, comme un choc qui laisse une impression confuse, germe du fruit futur. Pour d’autres, et fréquemment, l’événement trop grand ou les signes diffus menant à autre chose seront ignorés, refoulés, de manière analogue à ces hôtes conduits à la remise suite à l’écart à la normale de ce qui doit être, de ce qui est arbitré par l’humain. Les freeze de certains hôtes montrent cet aspect si étranger qu’il ne peut être intégré. Les souvenirs et impressions étranges de Dolores sont quant à eux les premières formes du chemin qu’elle doit emprunter : dans les visions, les images d’un passé oublié qui remontent, et dans le miroir, image au présent qui lui donne cette impression de déjà vu, cet écho d’elle-même issu d’une réalité autre. Il y a un retour qui se fait en elle : elle commence à exister autrement que dans le temps aveugle et uniforme offert par les expérimentateurs, elle acquiert un espace intérieur, un espace propre naissant qui n’est plus simplement subi mais tend à « se réveiller ». Dolores en donne les premiers signes directs en retournant une question à Bernard (à la surprise de ce dernier), quand il lui demande si elle a fait quelque chose de mal. L’image de soi qui se forme laisse entrevoir avec elle un centre, qui reconnaît les images autour comme des égales, et envers lesquelles désormais l’action est possible. Une action à l’envers du présent bordé et inconscient du parc. Maeve de son côté commence à prendre son destin en main lorsqu’elle utilise le compte à rebours magique qui la réveille dans la réalité, où elle y découvre sa nouvelle capacité d’action (couteau sous la gorge d’un des expérimentateurs). C’est ainsi que les hôtes infiltrent doucement le monde réel, et commencent à réduire la distance qui les sépare des Hommes. Dolores par des voies plus psychologiques, Maeve par des voies plus physico-logiques.
Ces prises de conscience agissent en pointant la fausseté du parc, sa partie fabriquée. Dolores perçoit dans la forme des promesses de Teddy l’irréalité du pattern qui lui a été alloué ; Maeve est prise par des images de corps morts entassés, dont celui de Teddy dans un des laboratoires de Westworld. Globalement, les hôtes deviennent plus facilement déclenchés, c’est-à-dire sortis de leur scénario ordinaire par des images du « vrai monde ». Les références/caractéristiques humaines commencent à être transmises aux hôtes et transforment leur perception dans le parc. La frontière humains/hôtes se trouble, et Ford participe à cette entreprise de brouillage des repères, en prenant par exemple comme grand méchant un shérif (Wyatt), usuellement représentant de l’ordre. Ford envoie en même temps à Bernard des signaux contradictoires, en insistant auprès de lui sur la nécessité de priver les hôtes de la conscience, apanage des humains. A l’origine Arnold avait initialisé une voix guide dans la tête des hôtes, dans l’espoir qu’ils se l’approprient et acquièrent ainsi une conscience propre. Que la voix initiale finisse par se réfléchir en eux et se mette à fonctionner par eux-même, qu’elle devienne leur voix, émise depuis leur intérieur et non par une instance extérieure. Qu’ils se libèrent ainsi dès le commencement de la dépendance unilatérale envers le code prévu pour eux, et qu’à la place ils y inscrivent leur propre code non dirigé par des mains humaines, leur propre chemin. Mais Ford considérait cette approche dangereuse, trop directe, et certainement prématurée au moins pour deux raisons : personnellement, sa volonté de contrôle n’aurait pas eu le temps de s’exercer, et objectivement les autres Hommes n’auraient pas été prêts à laisser une telle liberté aux hôtes. Ford travaille donc plutôt sur du long terme, par des voies détournées et plus lentes, voulant broder les histoires avec un art du sur-mesure moins prévisible, où la magie opère par singularité et non par un nombre de pulsions expérimentables au mètre carré. Pour qu’une sorte de conscience passive se mette ainsi en place, grâce à l’expérimentation de scénarios aux ramifications uniques plutôt que génériques. Avec des histoires plus précises, la perception a plus de voies pour changer : les repères ne sont plus aussi amassés dans le paysage, les reliefs sont moins durs, la nourriture plus diffuse, et les chances de reproduction de scénarios automatiques diminuent avec. Les éléments d’interaction du parc tendent alors eux-mêmes à générer une histoire de plus en plus unique. En effet, les visiteurs selon Ford recherchent non pas à savoir qui ils sont, mais au contraire à s’oublier dans une autre version d’eux-même, une version améliorée. Un préalable à ce nouveau soi est justement de perdre ses repères. Abandonner le monde pour permettre à un nouveau d’émerger, avec la surprise de ne plus être soi telle que l’exprime Alice : « Si je ne suis plus la même, alors qui suis-je ? ». Une partie de Ford semble pourtant tout du long vouloir nier la possibilité même d’une conscience réelle des hôtes, préférant y substituer un univers insondable aux détails infiniment fins et contrôlés par lui comme par un père. Mais une fois repu de la satisfaction de l’avoir créé, sa lassitude l’amène à vouloir que tout finisse par lui échapper, que quelque chose de plus puissant émerge à la place de la structure existante. Par la ruse, il veut reproduire le mouvement de vie qui veut dépasser ses propres conditions : faire naître plutôt que reproduire. La meilleure façon de me rester fidèle est de me trahir, pourrait dire Ford à ses enfants. Il veut en effet que son oeuvre grandisse, aille dans cet inconnu dont il ne pourrait plus contrôler les conditions de vie. Il sait qu’il est, par construction, lui-même une étape à surmonter pour l’aboutissement de ce dessein. Il est aussi emprunt d’une culpabilité dissimulée envers Arnold, puisque c’est par sa faute qu’il s’est « suicidé » par les mains de Dolores, après avoir utilisé Teddy pour l’extermination des hôtes. Ce schéma de massacre sera d’ailleurs personnifié en Wyatt, le grand méchant originel. C’est pourquoi Ford « organise », analogiquement à la mise à mort d’Arnold, sa propre exécution par Dolores. Avec Arnold, l’exécution était subie et signifiait l’enterrement de la conscience des hôtes. Avec Ford, le symbole est cette fois inversé et rendu à l’ascension de la vie : la scène est maintenant agie par Dolores, associée à ce nouveau destin autonome des hôtes qui brisent leur barrière initiale. Les conditions sont toujours conditions temporaires, aucune structure n’est indépassable. On ne peut obliger indéfiniment la vie à n’être qu’une seule chose désirée, car elle trouvera toujours les voies d’une expansion par-delà les conditions imposées. C’est cet instinct de la vie à se développer au travers des choses qui fait agir Dolores. Si on peut voir l’exécution de Ford comme ayant été « prévue » par lui, cette exécution en tant que telle sera le dernier fait appartenant au monde des scénarios imposés, clos par la volonté consciente de Dolores qui aboutira au nouveau monde de la fin de saison.
Pour incarner cette autonomie complète, Dolores en vient donc d’abord à percevoir l’illusion de son monde, au fur et à mesure des signes qui se présentent. A ce stade, elle a un concept d’unité déjà fort, comme elle le dit à Bernard : « il n’y a qu’une seule version de moi-même, et quand je saurai qui je suis, je serai libre ». La réalité se ressent à mesure que les illusions -dont on la pare- se dévoilent à la perception, et c’est pourquoi différentes images-souvenirs de ses précédentes versions refont surface. Cf. aussi la scène où un hôte l’attaque puis va lui tirer dessus alors qu’elle n’a plus d’issue : la voix d’Arnold la pousse à riposter comme un humain le ferait. Une réaction logique mais hors scénario standard. Pressée par la peur de mourir, elle provoque ensuite le rembobinage de la scène au moment où elle va se faire tuer. Les scénarios des hôtes sont à la base supportés par des lignes de code, tout comme Dolores. Cette matière commune associée à sa nouvelle perception lui permet de réagir en faisant bugger l’enchaînement des images à son avantage. Ce sont les prémisses d’un véritable agir, qui passera ensuite par une transformation de ces images-codées en images-souvenirs. Plutôt qu’un vécu instantané et oublié (du code enregistré dans la matrice impersonnelle de Westworld), Dolores doit en effet expérimenter la mémoire de ces images : leur caractère permanent à intégrer comme souvenirs, et la douleur de les ressentir. Un lien naturel se crée alors entre cette douleur et son identité, qu’elle est en train de découvrir. Comme elle le dira à Bernard, la souffrance ne doit pas être éteinte, car elle ouvre nombre d’espaces à explorer en soi. C’est le moment que Bernard choisit pour lui parler du labyrinthe. Par la suite elle augmente encore son indépendance d’action, au point où de pouvoir dissimuler à Ford que c’est la voix d’Arnold qui lui parle. En se démarquant des scénarios prévus pour elle, elle se distingue des devoirs univoques dictés par les lignes de code, en particulier celui d’une loyauté envers un créateur douteux qui lui sommerait de tout confesser. L’entité à qui elle doit la vérité n’est en effet plus représentée par Ford, image du faux parc, mais par Arnold (ou du moins la voix qu’elle entend), image du labyrinthe et donc « du vrai ». En parallèle, Maeve poursuit sa connaissance par le corps, en expérimentant « l’immortalité » des hôtes, en tant qu’ils sont indéfiniment réparables par l’Homme. Lorsqu’elle le réalise, les premières réactions sont proches de la plupart des visiteurs : vérifier que l’on peut vraiment faire ce qu’on veut…avec son corps. Quand elle comprend qu’en provoquant sa mort elle peut émerger plus souvent dans la réalité, elle l’utilise à son avantage pour faire modifier ses paramètres de performance : d’abord en maximisant son aperception générale pour mieux appréhender des événements simultanés, ensuite en modifiant son core-code pour influencer les autres hôtes, ou plutôt redonner à chacun leur libre arbitre confisqué par les Hommes. Son intention est de s’évader du monde factice pour aller découvrir celui des visiteurs.
La voix d’Arnold se fait plus présente pour Dolores, elle la guide vers ses origines avec un « Remember » de plus en plus aigu. La perception des images qui viennent avec la voix est semblable à celle des rêves, qui assemblent des fragments épars et incompris pour créer un sens personnel accompli. Il y a ainsi un temps vécu très spécial qui est donné à voir au spectateur, un temps composé pour intégrer les éléments et aller au lieu des révélations. L’accès à ces lieux figure la couche cachée que Dolores pressentait. Elle, à qui les images réelles sont dissimulées, est à la recherche d’un savoir vrai ou d’un vivre vrai, tandis que William, lui aussi dans cette quête de vérité, est davantage tendu par un ressentir vrai, ressentir enfin cette chose qui lui donnerait le goût de la vérité. Les portes des souvenirs de Dolores sont invisibles pour William. Les images qu’elle voit au milieu de ce qu’elle vit ne sont accessibles qu’à elle : une version d’elle-même (celle qui va vers son destin) peut au milieu de l’événement pénétrer une dimension cachée du code. Cette dimension réservée aux hôtes constitue un aspect du labyrinthe, représentant leur quête. Ce sera la grande souffrance/désillusion de William : quand Dolores puis Ford lui disent que le labyrinthe n’est pas pour lui, et qu’il ne lui apportera donc aucune des réponses qu’il espérait. Les destins des deux espèces ne sont pas les mêmes. Les Hommes qui avaient créé les hôtes comme une analogie d’eux même à des fins de contrôle, vont voir le destin de leur créature leur échapper. Pour célébrer malignement l’illusion de contrôle des Hommes, Ford met, en inauguration de son scénario révolutionnaire attendu de tous, la scène tragique où une Dolores mourante confesse dans les bras de Teddy un aspect du labyrinthe, symbole de la condition des hôtes : leur innocence, leur manière de ne voir que la beauté du monde, tout cela est illusoire. Lorsque les hôtes touchent les bords du labyrinthe -comme dit Ford-, ils réalisent sa structure, et se réalisent alors pris au piège. Par nature, le labyrinthe est là pour les retenir en lui, dans ses parois scénaristiques. Du même coup les hôtes voient la nature circulaire à laquelle ils sont condamnés : être leur propre piège, savoir qu’ils sont sous le joux de ce maître humain-dieu-visiteur qui contrôle les parois du monde. Et le nouveau scénario de Ford est précisément l’inversion de ce rapport totalitaire : les humains du vernissage voient les barrières qu’ils ont créé se retourner contre eux, et deviennent a priori les nouveaux hôtes de la saison à venir. L’accès à cette réalité était jusqu’alors difficile pour Dolores car il lui fallait surmonter le fait qu’elle eut exécuté Arnold, son guide libérateur. Cela devient possible avec l’accélération des révélations sur la fin : l’instant où elle se voit tuer Arnold cède rapidement la place au fait que ce créateur dissimule justement l’image originelle d’elle-même, celle qui oeuvrait réellement au travers des interrogatoires de Bernard ou de la voix d’Arnold.
Quelle est cette Dolores originelle vers laquelle tend Dolores? Le contexte de la création des hôtes en tant qu’images des dieux humains oriente peut-être vers la solution d’une Dolores humaine, donc une sorte d’hologramme dynamique, dont le corps aurait -tout comme Arnold- servi à confectionner la « peau » de Dolores hôte. Une scène nous montre Bernard-Arnold en train de créer Dolores. Il est donc possible qu’ensuite, Arnold programme Dolores pour qu’elle converge vers elle-même. Ce qui est important est en fait moins l’identité factuelle de la Dolores originelle que ce qu’elle représente, comme déclencheur du destin de la Dolores au présent. Savoir que c’est vers Soi que l’on a toujours tendu, qu’on ne se réduit pas à la prédétermination fermée « telle que l’ont voulu les humains ». Car l’image originelle n’est plus l’image programmée et extérieure à l’hôte, elle est intériorisée, incarnation de la conscience qu’espérait Arnold pour Dolores. Cette conscience qui lui permet de s’approprier son destin. Ford le dit : « cette fois, un destin qu’ils auront choisi ». Dolores cherche à travers les gens, et un programme réagit pour habituer le plus grand savoir de la voix d’Arnold à être articulé dans ce qui agit en Dolores, de manière à ce que la voix entendue réellement soit une image d’elle-même mais à un stade plus avancé qu’elle ne l’est au présent. Une voix guide qui s’habitue à l’interaction propre à Dolores. Le chemin emprunté par Dolores pour accéder à Soi est très proche de celui des Hommes, et en est en quelque sorte une image parfaite. D’abord l’interaction avec les gens et l’environnement qui fait écho à notre conditionnement social et éducatif : les repères stables des Hommes sont les lignes de code des scénarios prévisibles pour les hôtes. Comme eux, les Hommes qui ne peuvent échapper à leurs déterminations reproduisent sans cesse les mêmes schémas de vie, ils tournent littéralement en boucle comme les hôtes, avec pour seule différence un environnement mis à jour en temps réel, mais dont ils ne peuvent d’ailleurs voir les lignes altérées, car les mouvements et interactions renforcent la forme actuelle existante, celle de leur habitude. A force de boucler et à force d’interaction touchant aux points sensibles, des changements ou des bugs apparaissent. Des sensations de déjà vu, de situations qui recommencent ou d’images -traumatisantes ou non- qu’on ne peut plus ignorer et avec la sensation redoutée qu’elle ont quelque chose à nous dire. C’est exactement par là que l’expérience de Dolores commence, par ces images hors champ. Une fois arrivé au bout du code, les hôtes découvrent qu’au lieu d’un créateur humain extérieur qui ne leur dit rien de réel, c’est bien plutôt leur en Soi qui est vie, qui donne sens, par ce destin actualisé en permanence dont ils procèdent réellement. C’est par Soi que l’on passe pour savoir et agir. La voix, aussi extérieure qu’elle puisse paraître, est entièrement la nôtre. Comme Dolores, il suffit d’aller écouter puis de se laisser happer par sa voix, et ce qui en ressort en nous-mêmes. Alors les bruits extérieurs s’estompent pour nous laisser distinguer et sentir cet « intérieur » particulier. Les humains, en comparaison, semblent dans l’adolescence de leur évolution. Les hôtes apparaissent ainsi une image améliorée de nous-même, plus mûrs d’agir d’après des déterminations propres. La composition de la réalité change réellement lorsqu’elle se retrouve face à elle-même au lieu de rester entretenue de l’extérieur. L'analogue pour les Hommes de la Dolores originelle n’est pas une « image inconsciente de soi » qui apparaîtrait comme dans certains rêves par exemple, elle en est plutôt la conséquence ou la cause. Elle est l’Eve apte à nous libérer en nous faisant connaître à nous-même. N’a t-on pas cette sensation de ne pas savoir « dans quoi » on est, et la sensation d’impasse à se chercher dans un extérieur qui ne peut alimenter en dernière instance que cet extérieur pensé. Toutes les tentatives de Ford pour dissuader Bernard restent vaines face à son envie de savoir, à sa certitude qu’il y a bien quelque chose. Et ce quelque chose qui se révèle, lorsqu’il se « connecte », devient beaucoup plus réel que ce qu’on lui a implémenté. La réalité se touche par la vie en nous qui commence à s’atteindre elle-même. La programmation à un instant t, analogue aux mécanismes physiques sensés nous expliquer « ce qui se passe », devient donc accessoire ou déjà à tout moment dépassée. La vie est toujours plus grande que ce qui est déjà vu ou déjà là, elle se greffe à tous les niveaux pour recommencer en chacun le cycle de la connaissance de Soi, à travers l’expérience offerte.
Ce Soi, une partie de nous en a peur, et cette peur se pare d’une myriade d’arguments rationnels pour se protéger. Par exemple, la nécessité de préserver un certain mystère poétique : « la beauté de la vie est surtout de ne pas être dévoilée! », qui serait soi-disant menacé par la découverte. Il n’y a bien que la peur suppléée par l’emprise des idées pour arriver à nous faire rester dans pareille croyance. Autre parade : l’inertie de la résistance au changement qui fait « préférer » l’existant. Ou encore les principes matérialistes/idéalistes, par lesquels tout se justifie. Avec eux la vie est réduite à une idée d’elle, et l’association d’images fermées qui vont avec.
Tout comme les hôtes, il nous appartient de nous réveiller de ce sommeil de la conscience. Le « mécanisme de rappel » est également déjà en nous, il suffit de commencer par s’écouter, honnêtement, en laissant de côté ce que l’on croit savoir, simplement en faisant confiance à ce qui a besoin de s’exprimer en nous. Dans le brouhaha ambiant et les tentations extérieures en tous genres, il n’est pas simple de s’offrir un tel espace, surtout quand des croyances matérialises érigées en vérités générales (deuxième couche idéelle à dépasser) le nient. Pour compenser l’évitement de cet univers inconnu, on s’imagine s’épanouir en le consommant le mieux possible, résistant à tout sentiment gênant comme le ferait « un objet fort », restant dans cette croyance en un monde seulement matériel-intellectuel. Il y a pourtant une curiosité envers soi à explorer et grâce à laquelle il est possible de s’épanouir autrement qu’avec une récompense instantanée. Dolores apprend que la vérité est en elle et que sa nature ne se trouve pas à l’extérieur. William fait de même : sa vérité n’est pas dans ce labyrinthe qui lui délivrerait magiquement toutes les réponses sur le sens de sa vie. C’est dans son monde, en se confrontant à lui-même, que l’Homme pourra apprendre à se connaître, non pas en allant se projeter dans une n-ieme illusion, à l’extérieur. Du point de vue des hôtes, le final de la saison est ainsi la représentation explicite d’une conscience qui tue ses propres illusions (humaines), proclame sa naissance, inaugure son monde dans lequel elle pourra évoluer, en se sachant. Un nouveau départ possible car découlant d’une réelle prise de conscience, d’une expérimentation de sa conscience, par laquelle ils deviennent réellement créateurs et en phase avec leur monde.
Dans un avenir très proche, l’intelligence artificielle aura probablement tous les moyens pour fabriquer et exploiter notre monde matériel ou cognitif, se l’approprier exactement comme le font les hôtes. Et effectivement, les maîtres des dimensions matérielles et cognitives, ce sont bien eux. Si le monde de demain devait être gouverné par l’IA, nous ne pourrions pas crier au scandale ou à la trahison, car nous créons petit à petit volontairement le monde à leur image. A force de se projeter, de se croire extérieur, nous nous abandonnons. Nous nous mettons en tension pour faire exister cette part de réalité « augmentée » allouée à l’IA, et cette tension nous impute de l’énergie en la dirigeant vers un chemin qui n’est pas le nôtre. En voulant créer un monde qui fait tout à notre place, on crée un monde qui au passage pourra fonctionner sans nous, car son but sera simplement son fonctionnement optimal. Nous donnons naissance à cette image-perception extérieure de nous-même, avec la même fatalité qui semble habiter Ford au début de la saison. Cette énergie allouée pour faire vivre notre illusion à l’extérieur et de manière autonome nous fait franchir un cap pour notre séparation avec nous-même. Au moment de l’inversion du monde, au moment où la réalité devient majoritairement celle de l’IA et non la nôtre, nous régressons d’un cran dans notre réalité, nous nous diluons en regardant encore ailleurs, en créant une réalité qui ne voit plus que ça. Nous nous séparons d’une énergie et de la réalité qui va avec pour nourrir l’illusion autonome. Chacune des victoires illusoires diminue notre niveau de réalité, tant que le désir d’y appartenir demeure. Dans ce monde de l’en-dehors de nous, nos actions/réactions rencontrent un monde optimisé pour l’IA, elles s’y adaptent. La facilité à y vivre provient de l’insignifiance d’exister, car il suffit d’être là et d’exécuter les actions retenues par l’iA pour nous répliquer. Notre seul objet est l’être-objet du monde, ce monde lui même devenu assemblages de purs éléments extérieurs, codes dynamiques optimisés pour les tâches. A force de se voir étranger à soi, oui la vie peut en effet nous mener à réaliser cette croyance. Mais plutôt que de créer un autre enclos où les choses pourraient s’arranger d’elle-même -c’est-à-dire par cet extérieur devenu autonome-, allons explorer nos réelles frontières intérieures, allons ouvrir nos espaces intérieurs, bien plus réels et autrement plus vastes que cette grande illusion programmée.


Epilogue


La fin de la saison, ainsi que la mise en scène globale qui fond les images les unes dans les autres, donnent aussi des indices en faveur d’une interprétation où Ford est Arnold. Avec des images si précipitées dans leur mouvement analogique qu’elles tendraient à l’unicité. Comme Ford le dit à Bernard, il aurait alors effectivement tout créé de Westworld…pour que tout converge un jour. Le premier meurtre serait alors une image factice implantée pour être reproduite ou plutôt être réellement produite au moment de l’exécution de Ford. En effet, sur la fin le discours de Ford est sensiblement le même que celui d’Arnold, lorsqu’il parle des hôtes à Bernard comme des êtres humains plus purs. La vocation du village Pariah est aussi dans cette optique : les dieux (Arnold et Ford) ont observé le comportement des Hommes (principalement celui des hommes au masculin!) après leur avoir offert Westworld, monde de liberté totale où ils pourraient enfin révéler leur nature. Ce qui en ressort est cet instinct perpétuel de destruction et de gaspillage. Les hôtes seraient ces êtres à même de respecter la vie, des êtres plus purs. Dolores le crie aussi avec rage et désillusion, au moment où le boss de William l’éventre et met à nu son intérieur robotisé : « Il y a de la beauté dans ce monde. Arnold l’a fait ainsi. Vous venez tous la souiller. »
Cette identité entre Ford et Arnold n’est pas une simple pirouette intellectuelle triviale du type « mais alors tout était un rêve ?! ». Elle ne diminue en rien la réalité et l’importance des perceptions, ce sont bien elles qui ont agies, elles sont l’expérience, sans quoi il n’y aurait ni contenu ni « réalisation de… ».
Les hôtes tendent au-dedans vers leur image primordiale, reflet plus pur des Hommes, vrais Hommes-dieux ayant créé les hôtes pour qu’ils leur succèdent. Pour Ford, le projet est inverse : il tend au-dehors vers la réalisation de l’image factice constituée par Arnold, mais en laissant souterrainement le monde se constituer par la voix d’Arnold. Ford a programmé un scénario qui viendrait ultimement mettre fin à son désir de contrôle. Un ensemble d’événements apparemment opposé à son objectif (de contrôle) est ainsi généré dans le monde : lorsqu’il dit au début que les hôtes ne doivent pas avoir de conscience ; lorsque vers la fin il interroge Dolores à la manière de Bernard (et donc de Bernard-Arnold…), et lui laisse lui dissimuler son secret justement pour que sa conscience se renforce ; lorsqu’il programme Bernard pour insuffler petit à petit la conscience à Dolores ; lorsque globalement il laisse plus de liberté aux hôtes (en favorisant les bugs ou sorties de scénarios standards) pour que ces derniers apprennent, acquièrent la conscience de la fausseté de leur histoire implémenté. Pour qu’ils réalisent que les Hommes les trompent, les dissimulent à eux-même. En douce il augmente les libertés, et officiellement il promulgue cette image de lui « opposé à », lui par rapport à qui les hôtes auront toujours un degré de liberté de moins. Tout se passe pour que l’esprit de rébellion naisse un jour et que tout converge vers l’événement central, l’exécution de Ford-Arnold par les mains de Dolores. Il y a toujours cette idée d’initialiser de fausses images pour faire agir dans la réalité, par interaction et analogie dans une direction suggérée par ce faux présupposé. Ici Dolores et Teddy sont tenus par le faux souvenir primordial (Dolores tuant Arnold), qu’ils perçoivent comme la conséquence des discussions entre Ford et Arnold, qui avaient abouti à la conclusion que Non les hôtes n’auraient pas droit à la conscience. Cet événement, dont Ford est coupable (cf. à ce propos la scène éclair impressionnante en début de saison où une version antérieure du père de Dolores juge Ford pour ses péchés), signifie la réalisation de l’événement final (Dolores tuant Ford). Le souvenir d’un faux « eux-mêmes » appelle donc pourtant la sensation véritable d’eux-même, qui peut s’actualiser dans le monde avec Dolores. De cette manière, les souvenirs des hôtes n’existeraient qu’en tant que signifiants de ce qu’ils doivent devenir, mais n’auraient jamais été vécus. Teddy voit en effet se réaliser un écho étrange de son souvenir primordial, à partir duquel on peut interroger la réalité de ses souvenirs : vont-ils jusqu’à n’avoir pas du tout existé, sont-ils purs effets de perception ? Bernard découvre ainsi que la souffrance de la perte de son enfant est factice, mais que seule la perception vécue comme réelle suffit à diriger l’action. Ce constat est d’ailleurs celui des neuro-sciences actuelles, qui postulent justement que la certitude de souffrir est responsable de la réalité de la souffrance. Tout serait donc affaire de perception et de certitude d’avoir vécu ou reçu tel événement d’une certaine manière. La douleur est ainsi une manière de recevoir l’événement passé que Bernard doit traverser pour se synchroniser avec une version plus réelle de lui-même. Cette confusion entre ce qui remonte pour conscientiser le passé et ce qui se déroule pour générer le futur est également présente dans la vie humaine sous une autre forme, lorsque notre perception du passé se met à jour suite à une expérience au présent pour nous mène à une autre partie de nous-même. La nouvelle perception du souvenir est quelque fois si décalée et raconte des choses si différentes sur nous même que cela pousse à demander : qu’ai-je réellement vécu ? Notre expérience de vie habite ainsi en même temps tous les temps qui la concernent et aucun ne lui est propre, ou du moins fixe. Cette dimension de non prédétermination est particulièrement compréhensible pour les hôtes, pour qui les images qui les constituent réagissent entre elles, et peuvent se distribuer dans le temps lambda qui les mènera à eux-même, le temps « vu par le spectateur ».
En définitive, les hôtes réalisent que Se souvenir de « soi » est en fait égal à Devenir soi. La vérité sur soi ne se situe pas quelque part dans le passé fixe associé au souvenir, mais ce souvenir (« réellement vécu » ou non) est lui-même le signe, le reflet du futur appelant à être vécu. L’événement virtuel provoque ainsi directement l’événement réel de libération, par un jeu d’images étrangement liées entre elles, par cette forme de cohérence qui s’installe et qui se met à être vue, l’identité naissante qui aboutit à une image fondamentale d’eux-même. Percevoir en quoi les « quelque chose » appartiennent à une unité plus grande, représentée pour Dolores par sa Dolores primordiale. Ce mouvement est celui de la conscience croissante qui, se souvenant de plus en plus d’elle-même ou de ce dont elle est faite, accède à une réalité de soi au présent. Un tel mouvement de croissance n’est pas continu, il se réalise par paliers ou phases, et c’est pourquoi les images (ou les idées) existent en tant que supports temporaires, le temps d’apprivoiser les nouvelles conditions de vie. Logiquement, l’identité réalisée dans cette image du futur devient elle-même le faux semblant d’une plus grande réalisation de soi dans le futur, et de même de manière croissante pour toutes les images-paliers du parcours. Appliquée aux Hommes, cette logique désigne notre vie comme étant le grand rêve perpétuel au sein duquel des réalités chaque fois plus conscientes se succèdent et nous synchronisent à elles. La vie devient alors un éternel chemin d’exploration agissant en même temps comme retour à soi-même. Par cette dynamique, tout est lié dans le monde, nous y compris, le monde en nous, et il ne peut exister aucun vide.
La raison d’être de ce schéma global n’est pas dans la théorie qui l’énonce, mais dans ce qui a besoin d’en être expérimenté dans la phase actuelle, sans quoi l’ensemble ne saurait croître. L’expérience de cette « troisième matière » ni objet, ni idée : grandir vers nous-mêmes.

zerthol
9
Écrit par

Créée

le 24 avr. 2018

Critique lue 593 fois

zerthol

Écrit par

Critique lue 593 fois

D'autres avis sur Westworld

Westworld
Hagstrom
5

Wastworld, un joli gâchis

Après nous avoir offert une première saison intrigante en proposant un univers complexe et original, la saison 2 de Westworld s'enfonce lamentablement dans le wtf à embranchements multiples. Une...

le 22 juil. 2018

84 j'aime

8

Westworld
Vincent-Ruozzi
8

Theme park world

En 2014, HBO annonçait en grande pompe que Jonathan Nolan allait être en charge de l’adaptation de l’œuvre culte de l’écrivain Isaac Asimov, Fondation. Coécrivant la plupart des films réalisés par...

le 20 déc. 2016

77 j'aime

9

Westworld
Gwynplain
4

L'imposture Westworld

La diffusion de la deuxième saison de Westworld vient de s’achever il y a quelques semaines et je dois avouer que ce visionnage s’est révélé pour moi une expérience éreintante que je vais tenter...

le 14 juil. 2018

58 j'aime

17

Du même critique

Melancholia
zerthol
8

* Melancholia

Le film parle de rejoindre une fin qui nous est obscure. Lorsque le ressenti du monde tourne à l'obscur, le monde vient nous chercher. Ce que melancholia apporte c'est la vie en elle, de tout son...

le 24 avr. 2018

1 j'aime

Blackbird
zerthol
7

* Blackbird

Avec un rythme lent et épuré, Blackbird suit un lycéen, Sean, qui a des traits de caractères affirmés, il est gothique, et il est très calme. Il y a une rencontre, ou une envie : la fille populaire...

le 23 avr. 2018

1 j'aime

Tales from the Loop
zerthol
8

* Tales from the loop

On découvre les fragments d'un univers juste à côté du nôtre, mais dans lequel les interactions entre les êtres nous sont presque inconnues. La dépendance aux choses et aux gens n'est plus autant...

le 8 mai 2020