2020
7.3
2020

Album de Richard Dawson (2019)

Noël s'achève doucement. Pour les plus chanceux, ça voulait dire un bon repas, des cadeaux et un moment chaleureux avec la famille. Bon, ça n'était pas forcément une partie de plaisir ; il y avait le stress de savoir qui s'occupe de cuisiner quoi, où est-ce qu'on mettra mamie, est-ce qu'on réussira à ne pas lâcher un indice qui révélera aux plus jeunes des mouftons que le Père Noël n'existe pas, est-ce que tonton s'abstiendra de faire une remarque acerbe à son fils qui a récemment fait son coming-out... Pour sûr, Noël c'est aussi pas mal d'emmerdes et de compromis, mais ça encore une fois, c'est pour les plus chanceux, ceux qui ne sont pas seuls. Pour les autres... et bien je vous laisse deviner à quelle période de l'année on mesure le plus haut taux de suicides.


2020 de Richard Dawson ne parle pas de Noël, mais au sortir des fêtes je ne peux m'empêcher à ces portraits de citoyens à la fois marginaux et ordinaires, écrasés entre leurs névroses et un monde de plus en plus impitoyable. Et me demander si nombre d'entre eux ne finissent pas par devenir une statistique de plus. Sur Peasant en 2017, Dawson offrait l'image d'une Angleterre moyenâgeuse obscurantiste, cruelle, grouillante, sauvée par des accès d'humanité et des tentatives de s'en sortir en s'y mettant à plusieurs. 2020 prend corps aujourd'hui, mais le monde où vivent ses protagonistes n'est pas moins sauvage. Le décor a changé, mais les instruments - de musique, de pouvoir - s'ils se sont vu passer un bon coup de poliche, sont restés sensiblement identiques. Capitalisme dévorant, montée du nationalisme, guitares électriques tordues, batteries fantoches et synthés burlesques. Voilà le programme les amis. Les armes du barde Richard cœur-de-bœuf n'ont pas changé non plus : du factuel cruel et des détails mordants.


S'entame ainsi "Civil Servant", avec son riff massif et mécanique, aussi inévitable que la routine étouffante du protagoniste - employé dans un bureau de téléphonie qui annonce à longueur de journée à ses interlocuteurs la cessation de leurs allocs. "Ouvre tes yeux, l'heure de se lever, chie douche toi brosse tes dents draine ta tasse, engouffre un bol de Ready-Break, enroule une cravate autour de ton cou". Et Dawson de gueuler dans un refrain de stade, sa voix dédoublée à l'octave, le ras-le-bol de son personnage, au bord du burn-out. Ainsi se dessinent la plupart des pistes de cet album qui semble se donner la mission d'anticiper les névroses et impasses de la décennie naissante. Si la voie "pop" se dessinait déjà assez nettement sur certains passages de Peasant (l'outro gigantesque de "Ogre", celle également de "Weaver", le refrain de "Shapeshifter", etc), la voie est assumée plus pleinement encore sur un 2020 qui, comme exemplifié juste avant, n'hésite pas à faire déboucher des couplets tortueux sur des refrains clamés en (auto)chœurs. Quand bien même on se perd le long de morceaux généreux (6mn en moyenne) aux tiroirs alambiqués, quand bien même on mettra du temps à apprivoiser ces bêtes folles, on ressort de chaque piste avec un puissant refrain clairement imprimé dans la cochlée.


2020 est un projet ambitieux, et surtout risqué. Parler de personnages qu'on a bien fait attention de poser 1000 ans en arrière dans l'histoire, c'est bien moins casse-gueule que de se faire le héraut des maux de notre temps. Cela mène d'ailleurs à quelques maladresses un peu gênantes. Peasant avait l'avantage de l'époque lointaine, Nothing Important - et dans une moindre mesure The Magic Bridge - une forte inspiration autobiographique, mais sur 2020 on ressent parfois davantage la critique sociale que la précision humaine à la base d'un morceau. On le ressent d'une manière particulièrement aiguë sur un morceau comme "Fulfilment Center", qui s'attaque aux conditions de travail chez Amazon et enchaîne des mini portraits grossièrement taillés à la serpe et s'achève sur un "there must be more to life than killing yourself to survive" un peu pataud et niaiseux. Ou encore cette pensée jetée en l'air sur "Jogging", du narrateur qui en un mini couplet nous parle d'une famille kurde dans son bâtiment qui a eu un carreau cassé, et que la police ignore sciemment. Anecdote qu'il est important de dénoncer, oui, mais qui arrive étrangement au milieu d'un morceau sur l'anxiété paralysante d'un type qui essaie d'oublier ses soucis en courant sans but: posée ainsi, elle sonne un peu forcée.


Ici et là, 2020 est donc maladroit. Mais au fond c'est pardonnable, car avant toute chose il est courageux. Et il n'oublie pas le singulier, l'émotion du père qui pour la première fois laisse sa fille partir de la maison pour s'en aller à l'université, celle du fils qui perd un match de foot sous le regard d'un père furieux mais qui fait de son mieux pour n'en rien laisser paraître, celle du divorcé croyant dur comme fer aux OVNIs ou de ce village qui s'unit pour tenter de sauver un bar d'une inondation - tandis que le boucher clame à qui veut bien l'entendre que tout ça c'est la faute aux immigrés. Celle, qui semble être la suite directe, 1000 ans après, du "Beggar" qui avait perdu son chien sur Peasant, et qui se retrouve à présent à la merci des salauds ordinaires du macadam, seul à errer entre les maisons, invisible, à entendre le bruit doux-amer des familles à travers les fenêtres entrouvertes, tandis que plus loin les sirènes de la ville résonnent. Et la musique, quant à elle, est plutôt irréprochable ; Richard joue de tout et tente des incursions électronico-synthétiques ici et là, avec en plus des voix robotiques qui lui répondent (ou incarnent une injonction sans visage). À titre personnel, pour ce qui est de l'habillage, je vibre davantage sur la luxuriance boueuse et organique de Peasant, ou sur le démoniaque et vulnérable Nothing Important, mais ça c'est une affaire de goût. Ça ne retire rien à la beauté du geste et à la pertinence d'un 2020 qui, qui sait, sera peut-être suivi d'ici une paire d'année par une suite proprement futuriste... Quelle belle trilogie ce serait là.


Mais je vois que j'ai failli vous laisser partir sur une image bien pessimiste. Pour sûr, ce que peint le pinceau terrible de Richard Dawson, c'est essentiellement une certaine vision de la misère, qu'elle soit financière, relationnelle, sociale, émotionnelle, idéologique ou psychique. Mais s'arrêter là, ce serait oublier le mince filet d'espoir que le barde de Newcastle préserve sur la plupart des morceaux de l'album. Souvent situés à la toute fin, posés là de manière un peu absurde, mais puissants précisément pour cette raison : ce sont des cris du cœur de la part de personnages qui n'ont plus rien d'autre, mais qui sont prêt à essayer d'y croire. Il y a ces employés qui, pour l'un trouve enfin le courage de se mettre en arrêt maladie pour s'opposer mordicus à sa situation, pour l'autre rêve d'être un jour propriétaire de son propre petit café. Ce père qui ravale sa déception pour proposer à son fiston un resto pour oublier sa défaite au foot, ce jogger angoissé qui soudainement nous propose de le sponsoriser pour le marathon de Londres. Ce type fou de rage et de chagrin qui s'apprêtait à poignarder sa femme infidèle, et qui revient à la réalité en marchant accidentellement sur une limace. Tout ça, au regard du monde qu'ils ont - qu'on a - à affronter, c'est vraiment pas grand chose, niveau espoir. Mais c'est pas rien non plus, c'est déjà ça. Une faible lueur dans la nuit.




Chronique provenant de XSilence

TWazoo
9
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Créée

le 28 déc. 2019

Critique lue 374 fois

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T. Wazoo

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