Alors que la gentille pop-rock américaine envahit brutalement un pays meurtri par les ravages de la guerre, une résistance se forme, une contre-culture dont la grandeur atteint son apogée un certain 12 mars 1977 à Tachikawa : rejet absolu de la demi-mesure, de la soumission passive ; éloge de la radicalité et de la Révolte, par une espèce de tarés qui arrivent en une heure trente à unir l'intensité émancipatrice du punk à la transe spirituelle voire religieuse du psychédélique.
Par moment on a vraiment l'impression que musique s'incarne : les sons ne s'écoutent plus, ils s'éprouvent, l'abstraction devient matière, par la frénésie de la guitare rythmique de Takeshi Nakamura, par le battement incessant de la batterie de Toshiro Mimaki et de la basse de Hiroshi Nar, infatigables, et surtout par la voix essoufflée et hurlante de Takashi Mizutani, se mêlant aux cris de sa propre guitare, stridente comme une scie, un fouet électrique ; un sabre de samouraï s'élevant pour trancher la chair de l'abstrait et y faire couler le flot de la vie, comme si l'humain devenait divin.
L'entrée, sublime et encore douce, dans le miroir, se noie petit à petit dans cet univers de sons stridents ; puis la plongée au cœur de la nuit des assassins, qui commence épique et s'emballe dans un final survolté.
Là-dessus les flammes gelées jaillissent ; grelottant de froid, essuyant son front bouillonnant de fièvre, la voix de Mizutani hurle, se confondant parfois au crissement de la guitare, comme la voix d'un Dieu étrange ; et cette batterie qui s'abat inlassablement, comme les tambours des démons ; les tremblements de la basse, comme la danse hypnotique dans laquelle on se sent attirée
Sortant des Enfers, Orphée, en pleine souffrance, troque sa lyre contre une guitare électrique ; c'est la mémoire lointaine de son amour perdu qu'elle hurle, transperçant la texture même du son par ses crissements suraigus. Pas besoin de parler le japonais pour comprendre, c'est une langue universelle...
En s'enfonçant, on atteint l'essence pure, ce qui est plus profond encore que la nuit. Un petit sifflement, et le tambour retentit dans un écho, et encore, et bientôt ce riff de basse lourd et entêtant s'y superpose... Et soudain, au milieu de cette mer de sons déchaînés dont les vagues ballottent nos oreilles à la dérive, le cri de la guitare retentit, lointain, comme le chant sublime et furieux d'une sirène. On s'empresserait de le rejoindre, de se plonger dedans, si seulement nos petits bras chétifs pouvaient à eux seuls faire face aux courants de la Nature affranchie, mais on n'y parvient pas ; mais cette beauté est lointaine, invisible, et ineffable...
Puis, comme un shot d'adrénaline pour nous remettre sur pied, les faucheurs de la nuit font s'abattre à toute vitesse sur les oreilles leurs lames larceniques ; quand enfin, La Dernière, qui n'a plus la force de frapper vite et juste, se contente de tout détruire à l'aveuglette, coup par coup, comme un séisme, ou comme un avertissement, dans un ultime effort avant de s'écrouler d'épuisement, et nous avec.
Cette musique c'est la réponse à l'Absurde par la Vie brute, dans la sueur, le sang, le foutre et les larmes, un miracle