Blasé
8.1
Blasé

Album de Archie Shepp (1969)

La période Impulse d’Archie Shepp est splendide, de magnifiques enregistrements, des classiques réputés Four for Trane, Fire music, Mama too tight ! Elle représente une certaine sécurité pour Archie Shepp, financière bien sûr, mais aussi une sécurité de moyen et de confort d’enregistrement. Il suffit de mesurer le désarroi d’Albert Ayler lorsqu’il a été viré d’Impulse pour comprendre l’importance de l’enjeu. Malgré tout cela Archie Shepp va prendre le risque de l’insécurité. Lorsqu’il signe pour BYG, ces quelques enregistrements vont contribuer fortement à détériorer les relations qu’il entretenait avec l’écurie d’Outre Atlantique, les liens vont se déliter petit à petit… Certes Archie réussira à réenregistrer pour le prestigieux label, mais le ver est dans le fruit…


Dans la discographie d’Archie Shepp il y a donc des périodes très identifiables en fonction du label, curieusement, il est des biographies qui effacent complètement les enregistrements BYG, comme s’ils n’avaient jamais eu lieu, ce mépris est injuste et ignore l’ une des périodes les plus fécondes du saxophoniste… Certes les moyens ne sont en rien comparables avec ceux octroyés par Impulse, les enregistrements sont objectivement techniquement de moindre qualité, mais le musicien dirige et maîtrise la production artistique. En dix-huit jours Archie Shepp va enregistrer son quatrième album pour BYG, il se nomme Blasé.


Les harmonicistes Chicago Beau et Julio Finn introduisent, en un duo improbable, le premier morceau My Angel, d’emblée on comprend vite qu’ici il sera question de blues… La voix sans vibrato de Jeanne Lee se pose sur la musique, traînante, plaintive… Shepp souffle ses notes, les bonnes, en un seul souffle, un seul son, court, touché ! Frisson… Le piano de Dave Burrel joue inlassablement les mêmes cinq notes rythmant la musique, jusqu’à ce qu’une sorte d’hypnotisme vous happe, vous livrant à vos émotions, sans défense… Philly Joe Jones assure lui aussi côté tempo, tambours, lourds, peine, frappe, frappe… à droite l’harmonica ponctue et geint… La voix de Jeanne Lee chante le blues, le psalmodie, le scande « my Angel, my sweet Angel »… improvisant la mélopée, c’est le blues tel qu’on le connaît, le vieux, celui qui vous arrache, qui pleure, qui pousse le cri, qui hurle sa plainte…


Blasé, deux accords de piano, le décor est planté, quelques percussions, le saxo de Shepp, plaintif, quelques notes qui dessinent une mélodie, une plainte, toujours ce piano, répétitif… Et Shepp va chercher les graves, vibrations, ça vous frappe au ventre… Beauté sombre et grave, créatrice d’émotions, comme si le destin avait fait son choix, implacable… Malachi Favors répète son thème, tandis que Jeanne Lee chante, ou peut-être bien que non, elle narre "Blasé... You shot your sperm into me" … Tambours, la musique est lourde, sombre, l’harmonica déchire, tapisse l’âme de ses griffures … Shepp pousse le blues, baiser de mort et d’amour, l’amour est cru, l’amour est cruel !
L’impression que tout n’a duré qu’un instant, comme si nous étions plongés dans un repli du temps, une sorte de rétraction temporelle causée par la dilatation des sens.


Face deux, There Is A Balm In Gilead avec Lester Bowie, le compère de Malachi Favors qui vient coloriser la berceuse avec sa trompette et son Flugelhorn…
La version de Sophisticated Lady est d’anthologie. Dave Burrell introduit le titre de façon free, mais dès les premières notes chantées par la voix au timbre unique de Jeanne Lee, tout devient grâce et douceur, la voix se fait grave, caresse, féline, empreinte d’une sensibilité pleine de chaleur et de tendre réconfort, déjà elle avait illuminé de sa voix rare et sensible l’immortel « The Newest Sound Around » en duo avec Ran Blake, inscrivant dans le sillon l’un des chefs d’œuvre du Jazz, tout ce qu’elle chante se transforme t-il en or ? Rarement le titre d’Ellington aura bénéficié d’une telle qualité dans l’interprétation, tant elle est exceptionnelle.


C’est l’Afrique qui revient, avec Touareg, en hommage à ce peuple-cavalier, libre et insoumis, identitaire et ancré dans les traditions, fier et résistant à toute tentative d’assimilation. Chargeant en une cavalcade intense, Philly Joe Jones martèle les éléments, faisant feu de tous bois en un magnifique solo de grand seigneur, la basse intrépide court à ses côtés escaladant les cimes, tandis que là-haut Archie Shepp et son cri vocifèrent en bleu, on sent la force et l’énergie avec cette puissance, portée par un souffle libertaire, qui sait également dessiner d’immatérielles volutes et de vaporeuses esquisses poétiques…


J’imagine l’émotion des musiciens lors de cette session. Le témoignage d’un moment de grâce. Essentiel.

xeres
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le 8 mars 2016

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