1969, fin d’une époque chargée, début des désillusions. Dans un studio parisien, il faudra 7 jours à Archie Shepp et ses confrères pour explorer les libertés créatrices du jazz, les associer au blues, à la poésie, au gospel. Tout s’ouvre directement, sur le duo d’harmonica roots de My Angel. Le décor se plante ici comme le coton, dans un rythme marqué, finalement dansant. Saxophone criant, brut, voix plaintive, complètement désabusée, piano répétitif : les éléments constitutifs de l’album se mettent ici en place. Toute une plainte criée à travers ses instruments, en catharsis : on frappe, on souffle, on répète, on geint, forme de soin intérieur si spécifique à ce jazz, mais le tout dans un environnement tenu. Le piano, toujours lancinant, forme la colonne vertébrale de Blasé : 2 accords qui marquent le temps, l’impression d’un blessé titubant, blessé (physiquement, psychiquement ?) par les tirs explicites reçus (« Blasé, ain't you daddy? You, who shot your sperm into me, but you never set me free »). C’est la difficile atteinte de la liberté, en tous sens : musicale, sociale, jusque dans le féminisme ici assumé, dans une époque où les jets de pavés commencent à être moins convaincants et moins convaincus. Une musique pesante, assombrie par les percussions, par le saxophone grave de A.S, transpercé par le blues d’un harmonica. Le tout s’adoucit au son d’un Flugelhorn sur There Is A Balm In Gilead, où l’on quitte la recherche de rythme et l’expression de la rage et du malaise par la pratique, pour chercher le lyrique, la mélancolie, quelque chose de plus harmonieux, du registre gospel, en douceur, en tendresse. En lenteur aussi, les espaces et les silences s’y font plus prononcés. C’est une forme de beauté dépouillée, sobre. Un plan d’air. Toute en émotion. Sophistiqué. Jusqu’à ce que le Free Jazz revienne, brutalement, dans l’introduction de Sophisticated Lady, brisant les murs, y compris ceux construits précédemment. Il s’agit d’exploiter tout ce qu’un clavier peut nous offrir, sans se limiter à aucun code. Avant une douce chaleur, celle de Jeanne Lee, on semble voyager dans le passé, retour trente ans en arrière, comme par un transport onirique. Enfin, tandis que Blasé franchit sans cesse une frontière sacré-profane et voyage librement à travers le temps et l'espace, pour créer autant de pré-jazz que de free jazz, Touareg laisse percevoir toute la largeur du spectre artistique de l’album et de Shepp. Sans transition, d'une reprise gracieuse de Sophisticated Lady de Duke Ellington vers l'agitation optimiste de Touareg, le trio Shepp-Jones-Favors offre ici un tour de force rythmé. Shepp tire son inspiration d’une apparition au festival panafricain historique d'Alger en juillet 1969, dans lequel il joue avec des musiciens Touaregs, peu avant d'entrer en studio pour enregistrer Blasé. Retour aux sources, pièce résolument contemporaine, qui s’inscrit parfaitement dans son temps, libertaire, révolutionnaire, mais également incroyablement mélancolique.