Dopes to Infinity par Benoit Baylé
Et l’insolent taurillon devint un imposant taureau. L’accueil mitigé réservé au cours de l’année 1993 à Superjudge au sein la sphère underground américaine entraîne rapidement chez Dave Wyndorf un insatiable désir d’intense méditation, envie moyennée par une claustration du groupe au complet. Nourries au contexte grunge exécré par Wyndorf, aux drogues psychédéliques, aux boissons généreusement alcoolisées, les réflexions ainsi cultivées amènent le quatuor à envisager une légère reconstruction de caractère musical. Le premier single de l’album à venir au cours de l’année 1995, « Negasonic Teenage Warhead », illustre bien cette remise en question artistique : abandonnée, la guitare fuzz si chère à Ed Mundell laisse place aux distorsions plus convenues, oubliant solo au profit d’une composition plus clairement centrée sur la voix et les paroles acerbes du chanteur/leader révolté. Cohérent, puisque le texte traite avec aplomb du ridicule de nombreuses superstars grunge, à l’esprit toujours dépressif et malheureux. Que faut-il alors en déduire des musiciens de Soundgarden, avec qui Wyndorf et sa bande ont parcouru les Etats-Unis au cours de la tournée succédant à la sortie de l’album Spine Of God…?
Étonnamment imparable d’efficacité, le single attire les oreilles de la maison A&M, qui, surprise d’avoir trouvé en Monster Magnet une possible alternative commerciale au grunge envahissant, décide de produire le reste de l’album. C’est donc revigoré financièrement que le groupe se permettra de sortir l’excellent clip de « Negasonic Teenage Warhead ». Aisément considérable comme une des plus réussies de la carrière du groupe, la chanson atteint la 19è place des charts américain et lui offre une assise confortable sur le marché du disque de l’année 1995, suffisamment pour que l’incroyable Dopes To Infinity explose au grand jour, devant un public de plus en plus nombreux.
En dételant les expérimentations psychédélicospatiales de Spine Of God et TAB, difficiles à assimiler pour le sain d’esprit, en canant devant l’esprit “cocaïné au troisième degré” de Superjudge, Monster Magnet relève tous les défis du groupe sous-estimé en recherche de reconnaissance tant artistique que commerciale, tout en préservant un grain de folie nourri, peu en doutent, d’acides de tous genres. Car Dopes To Infinity n’est pas à considérer, à l’instar du suivant Powertrip, comme l’acte de mort du space rock inhérent à toutes les productions Wyndorfiennes d’alors : de vagues synthétiques, de soli rageurs, de sonorités indiennes, d’atmosphères uniques, de riffs dantesques, de ballades illuminées, de tous ces ingrédients est constituée la recette finale de Dopes To Infinity, à reconsidérer en tant qu’album majeur de l’année 1995.
Tout y est resplendissant de perfection, qu’il s’agisse de la production, lunaire au possible, du chant possédé de Dave Wyndorf, au sommet de son art (« Third Alternative »), de l’assortiment guitaristique proposé par Ed Mundell, lui aussi incroyablement imposant (« Theme From Masterburner »), ou même de la section rythmique impeccable de Joe Calandra et de Jon Kleiman, permettant un groove global tout juste délicieux (« Negasonic Teenage Warhead », « Dead Christmas », « Blow 'Em Off »). Mais n’oublions jamais : lorsque de perfection nous débattons, à « All Friends and Kingdom Come » nous nous référons toujours en priorité. S’il fallait sauver un seul morceau de l’album, nul doute que la plupart des auditeurs éclairés choisiraient ce bijou d’intensité mélodramatique, ce chef-d’œuvre instrumental aux multiples sonorités, cette invitation sans pareille au voyage psychédélique. Psychédélique. A ce mot, il faut désormais associer Monster Magnet, en lettres d’or. Car dans le genre, les réussites totales comme celle-ci sont rares, trop rares. Suffisamment pour les chérir avec générosité, autant de générosité qu’en eurent Dave Wyndorf, Ed Mundell, Joe Calandra et Jon Kleiman lorsqu’ils décidèrent avec altruisme de s’isoler pour offrir au monde musical une de ses plus belles récompenses.