Celui-là même aurait dû être Roi

[Critique des anciennes pistes Lo-Fi qu'on trouvait jusqu'ici sur son SoundCloud]


ça commence par quelques notes de guitare sèche, nerveuses, grattées avec une énergie qui sonne comme de la rage - mais une rage rentrée, en dedans, qui refuse de se donner en spectacle. Suave ou lancinant, d'emblée, ça résonne, ça raisonne, les mots tombent, c'est lancé, ils s'accrochent au son, s'ancrent à la musique, les réserves se taisent, la magie opère, le frisson naît. ça a beau crachoter, hésiter parfois ou se prolonger trop, ça vous prend aux tripes, ça vous retourne, ça vous bouleverse, ça vous lamine, ça vous libère.


Sur le moment, on ne comprend pas bien pourquoi, et pour tout vous dire, on s'en fiche pas mal. Seul le résultat compte.


Certains ont besoin de tout un orchestre pour toucher l'autre et ils font ça très bien, solfège aidant, on le leur accorde avec déférence. D'autres moins talentueux s'en remettent au boum-boum et aux fioritures de post-production pour se donner un peu de caractère. A l'opposé, mais dans sa direction à lui, le météore Cyclope Espion traverse l'horizon musical en laissant derrière lui une traînée enflammée ; et tant pis pour les dinosaures et leurs convictions esthétiques fossilisées.


Il démontre par l'exemple que la musique n'est pas qu'une question de technique, de blanches, de noires, de croches ou de dollars : on pourrait tout avoir - et en double exemplaire ! - qu'on n'aurait rien du tout, si l'on n'a pas d'abord ce bouillonnement à l'intérieur, cette fièvre qui vous brûle d'un désir plus fort que le sang et le sexe, cette démangeaison sous-cutanée qu'aucun baume ne saurait apaiser - ce cri muet qui vous reste coincé dans la gorge, du matin jusqu'au soir, et qui cherche un moyen d'enfin se faire entendre.


ça vaut sans doute pour tous les domaines artistiques, mais dans le registre mélodique - où l'émotion occupe une place de premier ordre -, impossible de tricher : sans étincelle, on se condamne à ne faire que du creux, n'agiter que du vide, ne produire que du vent. Les bacs des disquaires en témoignent.


Dès lors, on pourra bien râler, s'emporter si l'on veut contre l'enregistrement lo-fi ou rire de cet "illettrisme mélodique" (tous deux revendiqués), on devra reconnaître qu'avec une guitare (premier prix), une voix (première main), un harmonica (ou pas) et une poignée d'accords minimalistes (autant dire : avec sa bite et son couteau), Cyclope Espion revient à l'essence-même de ce que doit être la musique : une forme de communion, de réverbération par-delà l'espace et le temps, de vibration universelle propagée d'homme à homme. Un sentiment, tout simplement, mais pas n'importe lequel : cette angoisse sourde, existentielle, tapie en lisière de conscience, celle-là même qui nous hante depuis le premier jour, celle-là qui nous obsède et nous pousse à fuir en avant, courir, partir, baiser, acheter, consommer sans limites (they live, we sleep) - angoisse qu'il exhume d'une main et tempère de l'autre ; sans œillères, mais sans catastrophisme non plus.


Il n'est pas de ceux, tout aussi nobles, qui invitent à danser ou à se réjouir, il n'en a pas le cœur. Il joue pour les écorchés vifs, les laissés-pour-compte, les asociaux-malgré-eux, les abimés, les oubliés, les rejetés, les pas-assez-beaux, les pas-assez-grands, les pas-assez-riches, les parias de cette Une de tabloïd qu'on appelle à tort "le monde des hommes". A la manière d'un 33 tours ou d'un phonographe fatigué - qui s'obstine malgré tout, sautant un sillon ça et là -, il parle fragilité, failles, désespoir, se fait le fossoyeur de nos vendredis soirs, laisse fumer une tasse de café sur un vague coin de table, invoque le faux départ et balaie la poussière jusqu'aux interstices de nos existences, fort de textes élégants (en anglais, français et poète dans le texte), aussi tristement personnels que tragiquement universels. Pas de misérabilisme ou d'apitoiement pour autant. Toujours, l'ironie, la nonchalance, l'espoir viennent donner au propos un recul salutaire et illuminer le tableau, dont il colore la grisaille de sépia, pastel, soleil couchant ; au point que son souvenir persiste, s'entête, encore, sur la rétine, sur le tympan. Indélébile.


On pourra prêter à ses titres des vertus thérapeutiques. On aurait bien raison. Il y a des psychothérapeute plus chers et moins doués que ça.


Alors comme dirait l'autre : approchez-vous mesdames et messieurs, prenez une chaise, installez-vous. Laissez-le vous conter l'histoire du boa...".

Liehd
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le 23 févr. 2017

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Liehd

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