Avant d'appréhender une oeuvre comme Black Mirror, il convient de se poser la question qui fâche : pourquoi un auteur se pique-t-il de faire de l'anticipation ?
Réponse : parce que c'est un genre "à message" et que par conséquent, il est choisi "par défaut" lorsqu'on a un message à faire passer.
Ce ne serait pas un drame si dans la plupart des cas, le message en question ne manquait pas tantôt de finesse, tantôt d'intelligence, tantôt de nuance, tantôt d'originalité (dans la mesure où ceux qui ont un message plus inspiré à faire passer savent l'intégrer à une trame plus subtile, sans avoir besoin de le marteler à tout bout de champ en braquant les projecteurs dessus toutes les dix secondes pour être sûr que ce con de spectateur comprenne, comme c'est souvent le cas dans l'anticipation. Parce que non, qu'on ne se méprenne pas, l'anticipation n'est pas le seul genre littéraire susceptible de faire passer un message. Tous le peuvent, sans exception, merci Captain Obvious. De ce point de vue, le choix de l'anticipation relève presque du constat d'échec par anticipation).
L'anticipation constitue (pour simplifier au-delà du tolérable) un sous-genre SF qui n'est pas dénué d'intérêt pour autant, entendons-nous bien, mais c'est également l'un les plus délicats à manier et, par conséquent, un exercice de style des plus périlleux. Parce qu'il est censé pousser le lecteur/spectateur à développer un recul critique pertinent, ce qu'il est impossible de faire si l'auteur n'en possède pas un lui-même en amont. Comprendre : s'il ne sait pas mettre de la distance entre lui et son propos. Quand on a un message à faire passer et qu'on construit son écriture dessus, a contrario, c'est qu'on est sûr de son fait. Ce qui plombe le Trepalium d'Arté ("hoouuuuu la vilaine société capitaliste qui rend les gens méchants !") mais Black Mirror n'y a pas échappé non plus dans une moindre mesure.
Alors que les auteurs pensent proposer une oeuvre créative incisive, mature et subversive (à l'instar des productions HBO et pour les mêmes raisons), ils font tout le contraire et livrent un essai brouillon, adolescent et caricatural, sur des thèmes ronflants de facilité satisfaite, battus et rebattus à longueur de pamphlets, nouvelles, romans (de gare compris), pour pointer du doigt des problèmes dont tout le monde a conscience (ou, en tout cas, une grande majorité des individus) (ce qui, de fait, n'apporte pas grand chose puisque ça revient à prêcher des convertis). Le must étant qu'il faut que ça parle zizi et que ce soit un peu trash pour faire vraiment esprit-libre-t'as-vu-j'ai-zéro-tabous-j'suis-trop-un-rebelle -c'est-pas-l'Agence-tout-Risque-ma-série-z'y-va ! Rien que pour prendre un exemple (facile, j'en conviens), dans l'épisode 1, on demande au ministre de faire crac-crac avec un porc. Bon, ok, le propos de l'épisode en lui-même, j'ai saisi, à la rigueur pourquoi pas, ce n'est pas révolutionnaire mais ça traite de questions propres à nos sociétés de consommunication, à la façon du manga Prophecy (qui n'est pas parfait, certes, mais le fait infiniment mieux). Mais alors le coup du porc, pourquoi, si ce n'est pour se la péter ? L'auteur aurait pu choisir n'importe quelle menace issue de son imagination débridée, ça n'aurait rien changé au sens de l'épisode. Oh, bien sûr, c'est symbolique parce que les politiques sont des porcs et qu'ils s'engraissent sur le dos des honnêtes gens - mais justement, c'est de la symbolique à deux balles (niveau : j'ai quinze ans et j'ai trop hâte d'être en âge de voter). Alors qu'au bout du compte, quand on gratte, on se retrouve juste avec une version 2.0 du film "des Hommes d'Influence", à ceci près que celui-ci était plus élégant, plus distancié et moins sérieux (preuve s'il en est besoin que ses auteurs l'avaient, ce fameux "recul critique"). Alors après, moi, qu'il y ait des gens qui baisent des cochons dans ma télé, ça ne me dérange pas plus que ça. C'est juste que ça ne me fait pas triper non plus.
Au-delà, ce qui me déplaît fortement dans la démarche (et là, ça vaut autant pour Black Mirror que Trepalium), c'est qu'on fait de l'anticipation de "la SF pour les gens qui n'aiment pas la SF". Genre "attention, ça se passe dans le futur mais ça parle de maintenant, hein, c'est très sérieux, c'est pas pour les gens bêtes qui veulent se divertir, vous êtes pas des gros nerds comme les fans de Star Wars, vous êtes une élite intellectuelle". Alors qu'intellectuellement parlant, justement, ça se vaut. Si ce n'est que Star Wars n'a pas d'autre prétention que de divertir (ce à quoi il arrive parfois - rires). Parce que de vous à moi, quand t'as besoin d'une excuse ou d'un macaron Arté pour regarder de la SF, c'est déjà que t'es pas très finaud et que tu peux en rester aux fictions tchétchènes en sous-titré polonais sur la dure vie dans les décharges de Serbie.
Partant de ce principe, de tous les genres SF, l'anticipation est peut-être celui qui manque le plus d'"intelligence", en ce sens qu'il livre ses postulats sur un plateau, sans fard, sans que le lecteur/spectateur ait besoin de creuser pour l'atteindre ou même de réfléchir. Il ne "donne pas à voir, avant de laisser chacun tirer ses conclusions", il "impose". Ajoutons au passage, quitte à défoncer une porte de hangar ouverte, que toute oeuvre de SF parle du présent, quelle qu'elle soit. Y compris les oeuvres de divertissement "pur". Ce n'est pas l'apanage des productions "à message".
Et puisqu'on en parle, au risque de se répéter, un message peut être intelligible sans être littéral. Faire comprendre, c'est un métier. Ecrire aussi. Si l'on ne peut pas faire susciter une réflexion sans beugler dans un mégaphone, a-t-on choisi le bon métier ? Doit-on donner le "sens" clé en main, sans que le spectateur ait besoin d'y réfléchir ? N'est-il pas préférable de lui donner envie d'aller le chercher, ce sens, de creuser, de s'en saisir, de reconstituer le puzzle, de penser par soi-même, quitte à arriver à une autre conclusion, plus personnelle ? Par extension, si l'on n'apprend rien de ce type de production, si l'on ne fait que s'y retrouver soi, à l’identique, n'y a-t-il pas constat d'échec ? De l'anticipation qui n'apprend rien, ne change rien, ne bouscule rien, à quoi sert-elle ? N'est-elle pas vide de substance véritable ?
A-t-on besoin de Black Mirror pour ressentir le malaise qu'elle essaie de susciter ? Ne suffit-il pas de se brancher sur internet, d'allumer BFMTV, de zapper sur les Chtis à St Tropez ? Au-delà, n'y a-t-il pas une complaisance malsaine à pointer du doigt, sans rien proposer ni rien faire, à se faire voyeur de cette dégénérescence et à la transformer en spectacle, en divertissement pour esthètes ? Les spectateurs de Black Mirror, qui la regardent comme les personnages de la série en regardent d'autres par écrans interposés, n'en sont-ils pas le reflet ? Quand le peuple de fiction regarde leur ministre baiser un cochon, le public réel en fait autant. Il constate sans protester, approuve sans faire plus qu'ergoter, y trouve même une forme de jubilation. Il subit et aime ça. N'y a-t-il pas ici une mise en abyme - subversive pour de bon, mais involontaire ?
Pour compléter, reformuler, étendre : l'anticipation, la vraie, la bonne, est celle qui va déranger le lecteur/spectateur, modifier ses habitudes de pensées et/ou l'amener à revoir ses jugements, à envisager d'autres perspectives. Trepalium et Black Mirror, au contraire, ne font que "dire tout haut ce que le spectateur pense tout bas", elles se contentent d'illustrer une pensée déjà présente dans la tête de leur public (conquis d'avance, par conséquent). Doutons que qui que ce soit aie jamais visionné l'une de ces deux séries et se soit dit "hé mais oui, bon sang mais c'est bien sûr, ils ont raison, comment ai-je pu être aveugle si longtemps ? !" (plutôt : "hé mais oui, bon sang mais c'est bien sûr, ils ont raison, ils pensent comme moi !"). C'est d'ailleurs ce qui les rend ces productions si populaires, au fond, en ce sens qu'elles offrent une caution narcissique à leurs destinataires. Dérangeraient-elles ou iraient-elles à contre-courant qu'elles ne bénéficieraient pas de si bons retours (les gens n'aimant pas qu'un tiers les oblige à revoir leurs jugements, ce qui impliquerait qu'ils ont tort... et rares sont ceux qui sont capables d'accepter - puis de dépasser - cet état de fait).
On pourra objecter, enfin, qu'au-delà de son propos faussement dénonciateur, Black Mirror traite de l'humain. Dans la mesure où il s'agit d'une série anglaise, on ne pouvait pas y couper et c'est ce qui la sauve. Mais pas que. En effet, certains pourront plébisciter cette caricature d'ordinaire qui nous est vendue comme de l"'authenticité", l'idée naïve que se font des gens ordinaires ceux qui sont convaincus de leur être supérieur (d'une façon ou d'une autre). Comme si l'humanité n'était composée que de paumés "avec de petites étincelles de noblesse dans le coeur" qu'on va observer comme au zoo, ou qu'on va applaudir comme le chien qui donne la papatte. Et en même temps, on n'aurait pas tort de me rétorquer que l'humanité EST composée de paumés, bien sûr. Sauf qu'elle n'est pas composée que de ça. Qu'il existe aussi des grands au milieu des petits. Que ce ne sont jamais ceux qu'on croit. Or ce qui m'intéresse, moi, c'est qu'à travers ces derniers, on me montre ce que l'humanité pourrait être. Pas qu'on me la présente telle qu'elle est déjà. Pas qu'on me maintienne dans l'illusion d'une fatalité immuable dont il faudrait se contenter, en glorifiant un ordinaire factice avec condescendance.
Question d'attentes et de points de vue, sans doute.
Ou sans doute que c'est simplement cette série qui n'est pas faite pour moi.