Mandrake Memorial par Benoit Baylé
Lorsque le producteur Larry Schreiber découvre Michael Kac en représentation avec son groupe Cat’s Cradle sur la scène du club Trauma de Philadelphie, il sait instantanément qu’il tient là une affaire en or. Déjà, le multi-instrumentaliste démontre un goût sérieux pour les expérimentations sonores, notamment synthétiques : il est le seul d’une scène psychédélique pourtant d’une inventivité en plein essor à employer un clavecin électrique. Cette originalité contribuera par la suite à la création d’un son baroque/psychédélique, plus poussé que celui des Left Banke, de Procol Harum ou même des Bee Gees de l’époque. Bien conscient de la pépite potentielle qu’il pourrait tenir dans le creux de sa main, Larry Schreiber propose à son nouveau protégé de l’associer à des musiciens plus aptes à générer un univers musical valable autour de lui. Confiant et désireux de s’offrir la possibilité de mettre son talent au service d’un projet sérieux, la gemme psychédélique Michael Kac et son clavier Rocksichord s’entourent de Craig Anderton, guitariste d’une formation universitaire de Pennsylvanie, The Flowers Of Evil, et de la section rythmique d’un groupe New Yorkais peu fameux, The Novae Police, soit le bassiste Randy Monaco et le batteur Kevin Lally. Le premier album de cette nouvelle collaboration voit le jour en automne 1968, accrédité des compositions de Mandrake Memorial, alors qu’en réalité Kac et Anderton en sont les deux principaux artisans, la section rythmique se contentant de suivre sagement les inventions sonores de ses camarades. Ce premier essai vaut au quartet une rapide reconnaissance commerciale les menant tout de même à la centaine de milliers de copies distribuées et à des représentations à guichets fermés en compagnie de monolithes psychédéliques de l’époque, comme les Doors un soir de 1968. D’après les dires d’oreilles présentes en cette soirée bénie, les Mandrake Memorial auraient carrément volé la vedette aux californiens et reçu une standing-ovation… Pourtant, sur scène, les musiciens se contentent de jouer leur partie, sans réelles folies dans la prestation scénique. Concentrés et solennels, ils appuient leur savoir-faire musical d’une sobriété directement contrastée par le show apocalyptique qui allait leur suivre, celui des Doors. Les Mandrake Memorial ne sont là que pour attester de leur rôle de musiciens et non de show-men, dans une époque pourtant assujettie aux expérimentations aussi bien sonores que scéniques : il semblerait de bon ton qu’en 68, quand l’un détruit sa guitare contre la batterie de son camarade, l’autre la brûle sensuellement au rythme des distorsions crachées par l’amplificateur… Ici, rien de cela, simplement la musique, simplement ce Mandrake Memorial, premier du nom.
Il faut être honnête, ce Rocksichord a un son déroutant. Il sonne les premières notes de « Bird Journey » et confectionne une rythmique rapide, enjouée et libératophile. Le voyage de l’oiseau débute et accompagne l’auditeur d’une voix groovy et profonde, celle de Randy Monaco, témoignant d’un réel savoir-faire dans les positionnements vocaux : à chaque partie importante, Kac l’appuie d’une discrète voix de tête, tout de même assez imposante pour créer l’impression de liberté et de jouissance. Quelque peu escamotée derrière l’excentricité du clavecin électrique, la guitare claire et aigüe d’Anderton de la piste suivante, « Here I Am », annonce les grooves simples et précis de quelques tentatives funky/progressives plus tardives et méconnues, comme celle de Soup (The Album Soup) ou Brimstone (Paper Winged Dreams). Et lorsque l’heure est au repos et à la délectation du moment présent, alors ni clavecin ni guitare n’interviennent : les simples sonorités basiques de synthé/basse/batterie (à l’occasion) prennent l’ascendant pour au mieux permettre à la texture vocale d’exprimer sa rythmique textuelle (« Rainy May », « This Can’t Be Real »). Point de leurre cependant : si ces accalmies demeurent du plus bel attrait pour le mélomane apaisé, les réels attributs sonores de Mandrake Memorial reposent sur la guitare tantôt conciliante, tantôt tranchante d’Anderton et le Rocksichord de Michael Kac. C’est lorsque ces deux éléments sont à leur meilleur que l’œuvre prend des proportions gigantiques. Sur « Strange » ou « To A Lonely », deux chefs-d’œuvre absolus de mélancolie transcendantale, les deux se fondent dans un jeu de dualités exceptionnel : lorsque le clavecin est incisif, la guitare se veut plus douce, lorsque le clavecin se plie dans l’accalmie, alors la guitare explose en soli enflammés. Du très grand art. A posséder le plus rapidement possible. En 1968, ils ne sont pas pléthore à avoir fait aussi bon, aussi personnel et unique que ce premier Mandrake Memorial.