Depuis que la musique pop s’est imposée durant la deuxième moitié du XXème siècle, la question de la technique a toujours fait débat. Et ce dans le rock en particulier. D’ailleurs, l’histoire en témoigne. Le punk, prônant l’absence de technique, s’est érigé en réaction aux dérives des groupes dits progressifs, quant à eux basés en majorité sur ce qui était perçu comme une virtuosité bavarde et superficielle ; puis ce fut au tour du post-rock dans les années 90 de reprendre le flambeau du progressif en retournant à des inspirations plus classiques nécessitant un important bagage technique. S’opposent ainsi deux camps qui se livrent encore aujourd’hui une bataille qui semble stérile à bien des égards. En résumé, les indie-rockers, attachés à leur amateurisme revendiqué, accusent les virtuoses (progressifs ou autres) d’étaler leur maîtrise comme fin en soi, tandis que ceux-ci reprochent aux premiers de camoufler leur inaptitude à jouer correctement derrière ce qui ne serait rien de plus qu’une attitude fumiste. Heureusement la scène musicale populaire n’est pas aussi binaire et il existe de nombreux contre-exemples d’artistes décomplexés qui mettent leur technique toute entière au service de la composition. Le saxophoniste Colin Stetson est de ceux-là et son dernier album To See More Light est l’occasion pour nous de nous pencher sur cet artiste méconnu à la démarche exemplaire.

Mais Colin Stetson est-il si méconnu en vérité ? Sans aucun doute, si l’on ne considère que sa carrière solo. En revanche, sa virtuosité au saxophone (et occasionnellement à la clarinette) a conquis de nombreux groupes qui se sont offert ses services, aussi bien en studio qu’en live. Constatez par vous-même : Arcade Fire, Tom Waits, Bon Iver, TV on the Radio, Laurie Anderson, Lou Reed, LCD Soundsystem, Sinead O’Connor, The National, la liste est longue ! Les nombreuses tournées et enregistrements studios au côté d’un tel panel d’artistes reconnus n’ont fait qu’alimenter les aptitudes techniques de Colin Stetson et l’encourager dans le développement d’une carrière solo qui s’avère aussi confidentielle que remarquable.

La technique singulière de Stetson repose essentiellement sur deux points : la virtuosité instrumentale et la science des microphones. La première autorise l’artiste à enchaîner sans efforts visibles des motifs mélodiques de façon continue grâce à la technique de la respiration circulaire (on entendra très rarement l’homme reprendre son souffle). Sa maîtrise lui donne accès à un spectre sonore très étendu, depuis l’extrême légèreté de son saxophone soprane (« From No Part of Me Could I Summon a Voice ») aux barrissements de son énorme saxophone basse (« Brute », presque métal). Mais c’est sa science des microphones plus particulièrement qui rend l’art de Stetson si reconnaissable entre mille. Dans son studio, le saxophoniste dispose des micros un peu partout. Sur les murs, pour capter le chant de l’instrument, sur le saxophone lui-même pour capter le bruit des touches qui frappent le cuivre tandis qu’il joue, et enfin sur une sangle enroulée autour du cou, afin de capter sa voix intérieure à travers sa gorge. La combinaison de cette disposition astucieuse et de la capacité de Stetson à diviser son attention entre son jeu et son chant intérieur permet en somme à l’homme de superposer des lignes mélodiques de saxo, des percussions et un chant « lead » en live, le tout sans reprendre ostensiblement sa respiration.

Le deuxième défi, déterminant, pour Colin Stetson était ensuite de composer. De ne pas se contenter d’être un simple performer surhumain mais de créer une musique nouvelle, qui porte sa patte. Et sa trilogie New History Warfare, qui s’est achevée fin avril, peut se vanter d’être parmi les plus originales formes d’expression musicales des cinq dernières années. Le producteur/mixeur Ben Frost, renommé dans le milieu du drone-metal, n’y est pas pour rien. Son travail sur le son et le mix des compositions joue une bonne part dans l’émotion que nous procure sa musique. La gestion habile par Frost des trois composantes de la musique de Stetson (harmoniques, percussions et chant) permet à celui-ci d’utiliser au mieux ses points forts afin de composer des albums abritant aussi bien des plages aériennes que l’indus’ le plus rude. Pour ne rien gâcher, au milieu des paysages insolites ainsi déployés viennent s’ajouter des guests bien sentis, le plus souvent des artistes ayant auparavant eu recours aux services du saxophoniste. Laurie Anderson par exemple, sur le deuxième volume de la trilogie, vient prêter son talent de narratrice et insuffle aux morceaux une certaine grâce glaciale. Ou encore Bon Iver, également familier des talents de Stetson, illumine quant à lui le bien nommé To See More Light de ses harmonies vocales angéliques.

Si la présence dans la scène musicale actuelle d’un artiste tel que Colin Stetson ne suffira pas, loin s’en faut, à faire cesser les interminables joutes sur le bien-fondé de la virtuosité instrumentale, celui-ci propose néanmoins une réponse diablement inspirée à ce qui ressemble le plus souvent à un faux débat. La vision de Stetson ne serait rien sans sa technique, et sa technique seule ne vaudrait rien sans sa vision.
T. Wazoo

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